Manucure outrancière. Sous les sirènes médiatiques, vernissées et stridulantes du scandale que reste-t-il après visionnage de l’agressif et honni Showgirls ? Au-delà d’un scénario indigent et guindé – dont on se demande encore comment les émoluments octroyés à Joe Eszterthas pussent atteindre de tels sommets alors qu’il ne s’agit que d’une authentique resucée, affligeante et mollement corrosive, de l’éclatant All About Eve de Joseph L. Mankiewicz –, d’une mise en scène pompière, sinon dépenaillée, et de parties obscènes de jambes en l’air ne semble persister qu’une singulière vacuité survoltée, une inanité libérée des oripeaux parfois inconséquents du spectacle consensuel.

SHOWGIRLS

Eprouvant, le long métrage l’est, assurément, par sa radicalité débordante, heurtée et défensive, son nihilisme ricanant mâtiné de platitude aguicheuse. Rapidement acculé – rebuté plus que fasciné d’ailleurs – le spectateur subit le passage infamant et cynique d’un cortège branlant de caricatures hystériques et appuyées, cheptel pécore en coït permanent, vulgaire – rien de sulfureux – et atrocement douloureux. Nous sommes loin des atermoiements sexuels suintants de désir torturé qui pourfendaient Basic Instinct dans sa chape moite, rance et subversive (voir la scène étiolée se tenant dans la discothèque pour ressentir la tessiture jugulée du gouffre atone séparant les deux réalisations), ici le cérémonial cinégénique se vautre dans la luxure dégoûtée, infamante et prompte à éconduire les germes du chaos affleurant. Paul Verhoeven fourbi ses armes de satiriste moralisateur envers un système hollywoodien dévoyé, en brossant le portrait d’une jeune femme sans nom – Nomi Malone, déesse exaltée, traumatisée et inadaptée, tombée des nues dans la seule scène du film susceptible d’intriguer : celle où elle est prise en filature au milieu de nulle part par une caméra pas encore dépourvue d’affect –, athlétique, dévorée d’ambition, prête à tout pour devenir une vedette des cabarets de Las Vegas. Le souci principal de cette synecdoque anémique c’est qu’à force de transgresser et d’oser, le propos immanent se consume dans une démesure défaillante (piaillements et caquètements horripilants, trognes patibulaires ou ménagerie obstinée), obstruée de cruauté avortée. Peut-être est-ce dû à une réaction viscérale du cinéaste qui renie ce à quoi il réduit la Femme sur l’écran, toujours est-il qu’en précipitant cette mère – Elizabeth Berkley, ancienne muse élancée du show adolescent Sauvés Par Le Gong, perdue, insurgée et décomposée dévore chaque plan qu’elle engendre dans une boulimie exténuante et égocentrique – dans les catacombes incestueuses d’un microcosme putride (déni de l'enfantement), sous les lueurs blafardes des néons (gourbis et peep-shows lugubres, saumâtres et délabrés abritant les pulsions les plus inavouables derrière de lourds rideaux opaques et crasseux, offusqués d’amertume), il renie sa fonction primale pour lui préférer celle de putain lubrique orchestrant des chorégraphies minnelliennes – rixes violentes, chatoyantes et désarticulées qui fera dire à un personnage que l’héroïne ne danse pas mais allume ceux qui l’entoure. Les épiphénomènes graveleux et sordides que Nomi crée en se débattant ne sont que des clapotis illusoires, des rognures d’ongles, abhorrant le véritable désir issant – pour preuve, dans la seule séquence, bradée et fugitive, dévolue au sexe consenti les ébats se voient nécessairement renforcés par une surabondance externe de liquide (piscine iridescente et chute d’eau bouffonne), synonyme d’une extase refusée par les gangues somatiques désespérément arides : flétries et maculées.

Des visages, des figures. De babillements de tissu, d’encorbellements subséquents de chairs écarlates un brin dépravées, le long métrage se détourne pour arborer sa fonction revendiquée de diégèse. Dès lors ne perdure plus dans le tumulte ostentatoire des tirades lénifiantes, des maquillages grotesques et des paillettes déconnectées que la vasque rêche de la nudité : l’opposition archétypale du corps et du visage, capturés tous deux

dans une fixité confondante voire pénible à force de didactisme. Clairement, le corps devient marchandise, produit élimé dépossédé d’âme (orphelin et égaré, blême de rage et carminé de peur), qui à force de gesticuler abandonne toute sensualité et faculté d’attraction – simulacre mécanique, voici un sacrifice humain désincarné sur l’autel de la débauche éhontée. Le cinéaste hollandais met en lumière l’abyme affalé du corps offert, étalé et donné sans ménagement, où l’homme épris disparaît, submergé de paradoxes. Quel déception intense de voir le génial Kyle McLachlan – jadis formidable et ambigu Agent Spécial Dale Cooper dans l’univers ineffable de Twin Peaks – sous-employé dans le rôle d’un pantin ignominieux, carnassier et libertin littéralement absorbé par la matrice surexcitée qui pourvoie à ses besoins physiques, Nomi. Seules les femmes émergent du marasme, sûrement parce qu’elles se suffisent à elles-mêmes, maîtrisant leurs armes de séduction, topless, et leurs fantasmes, saphiques. Elles sont envisagées comme des dealers de sexe, anges bienveillants et pernicieux d’une gente masculine simiesque (ces singes hébétés que l’on promène) avide d’orgasmes expiatoires, d’une caste érotomane et concupiscente qui périclite jusqu’au sevrage brutal (le passage à tabac du monstre adepte des déviances incontrôlées est la seule désintoxication que connaissent ces animaux à la frénésie atavique). Décidées et aliénantes elles se vouent à un terrifiant jeu, sadique et masochiste, aux dérives abjectes (exhibitionnisme, rivalités meurtrières, humiliations publiques…) où l’on ne fait l’amour que par procuration ou sous la contrainte, la préservation de l’intégrité de sa personne étant à ce prix – on est loin de la torpeur retorse et vénéneuse qui émaillait le pourtant timoré Stupeur Et Tremblements. Tout est affaire de manipulation et de pouvoir, jusqu’à l’explosion physique affirmant la position dominante. Se substituant à Anne Baxter qui voulait conquérir le trône chancelant d’une Bette Davis déclinante, Elizabeth Berkley s’oppose donc à la puissante Gina Gershon – au potentiel pervers exploité récemment de manière beaucoup plus subtile et vindicative qu’un simple sourire chevalin sous la houlette d’Olivier Assayas pour l’affolant Demonlover – dans une nonchalance coupable. Jamais la moindre tension érotique ou complice ne viendra sous-tendre leurs joutes verbales et physiques. Les vexations et brimades s’enchaînant avec un flegme désarmant et rébarbatif, jusqu’au baiser, stérile et hideux. Il faut croire qu’après s’être étanchée à la cataracte frigide et glacée de l’esclandre plus rien ne devait réchauffer la terne ambiance de ce vivier caduc, sauf peut-être le regard terminal et incandescent de la danseuse-gourgandine châtiant à coup de pieds vengeurs le violeur impudent. Car c’est bien la pudeur qui s’adjuge, en bout de course, la part du lion au milieu du carcan janséniste judéo-chrétien en berne. Derrière les principes patraques et abolis, mis à mal par contumace, et l’aphorisme navrant qu’«en Amérique tout le monde est gynécologue», la morale, elle, sirupeuse et hypocrite, est sauve. Désormais, libre à nous de nous laisser engloutir dans l’orifice névrosé, suave et tonique du visage-sexe (ici, l’accouplement passe par le médium mordant analogie volcanique des ballets du regard, duplice et entendu, l’unique sésame ontologique) de l’amante rêvée, le sempiternel centre du monde, comme l’ont immortalisé et l’immortaliseront encore longtemps une pléiade cosmopolite d’artistes soucieuse de renouer avec son origine.

 
 

F. Flament
13 Mars 2004

 

 

 

 

 

 

Monnaie de singe

Film américain de Paul Verhoeven (1995). Nanar fastidieux à la laideur repoussante où corps et sexe s’apprivoisent en un abîme addictif sous l'oeil pernicieux de femmes-dealers. Une variation éventée de Basic Instinct. Sortie française : le 10 Janvier 1996.

Multimédias
Bande-annonce / Trailer (vo)
Photographies (35)

Liens
Le site officiel américain
Le film sur l'IMDB
Paul Verhoeven 1 / 2
Elizabeth Berkley 1 / 2

Fiche technique
REALISATION
Paul Verhoeven

MONTAGE
Mark Goldblatt et Mark Helfrich

DIRECTEUR PHOTOGRAPHIE
Jost Vacano

SCENARIO
Joe Eszterhas

INTERPRETES
Elizabeth Berkley (Nomi Malone)
Kyle MacLachlan (Zack Carey)
Robert Davi (Al Torres)
Gina Gershon (Cristal Connors)
Glenn Plummer (James Smith)
Alan Rachins (Tony Moss)
Gina Ravera (Molly Abrams)

MUSIQUE ORIGINALE
Dave Stewart
DECORS
Allan Cameron
PRODUCTEURS
Charles Evans, Ben Myron, Mario Kassar et Alan Marshall
DUREE
131 minutes

PRODUCTION
United Artists
 
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