STUPEUR ET TREMBLEMENTS
L'occasion pour elle d'affronter ses démons enfantins et de se forger une identité. Mais elle ne tarde pas à découvrir l'étendue de son fourvoiement lorsque ses conditions de travail et ses relations avec sa supérieure hiérarchique – dont elle s'éprend au premier regard –, Mlle Mori, s'enveniment. Alors qu'on ne lui demande jamais de parler français elle va aller de Charybde en Scylla, de chiffres en photocopies, d'initiatives réprouvées en brimades sadiques pour terminer sa déchéance en nettoyeuse de cabinets. Mais le chemin de l'émancipation est à ce prix et après sept mois passés aux commodités elle pourra quitter la tête haute la société, en sachant enfin qui elle est.
Tempête de neige sous un crâne. Adapté d'un roman autobiographique et éponyme d'Amélie Nothomb (écrivain en vogue dont le Hygiène De L'Assassin avait déjà fait l'objet d'une piètre version cinématographique par François Ruggieri en 1999) qui connut un succès commercial appréciable (360000 exemplaires écoulés), Stupeur Et Tremblements relate la tentative d'une jeune femme belge de réintégrer la société nippone à laquelle elle a été arrachée à ses cinq ans. Fille d'ambassadeur (et accessoirement acteur de théâtre Nô), la déférence de la romancière envers une culture qui l'a façonnée et imprégnée enfant ne semble devoir connaître aucune limite puisqu'elle acceptera tout au long de ses douze mois de contrat de voir déverser sur elle l'opprobre et l'adversité d'un monde auquel malgré ses belles certitudes elle ne comprend finalement goutte mais dont la fascination oblitère toute velléité de révolte. Et qui y'a-t-il de plus hypnotique que l'attraction irraisonnée d'un être flirtant avec l'endoctrinement et l'asservissement, une femme vouée au néant acceptant de bonne grâce de s'exposer dans le dénuement (les cabrioles dans le plus simple appareil et la nuit sous les ordures) pour parvenir à se perdre dans le gigantisme (les locaux ici ne rendent pas justice à la démesure accablante et phagocytaire de l'ouvrage), à se détacher de sa conscience pour "passer de l'autre côté" – une tessiture ondoyante de l'image intervient lorsque Amélie, emportée par la farandole vertigineuse et dévorante des chiffres, glisse imperceptiblement dans l'abrutissement, la caméra se met à parcourir inlassablement le cadre en travellings obliques et oscillants induisant une distorsion enivrante, l'ivresse des profondeurs dans un dédale physique et psychologique –, dans la voluptueuse pureté originelle. Sa perception étant biaisée d'avance par un fantasme idyllique de rencontre, un éblouissement béat dont Amélie n'a pas fini de s'épancher, et d'acceptation ruminé pendant près de vingt ans. Bien évidemment le rêve tourne au cauchemar infernal lorsque Amélie se heurte à un nouveau groupe ethnique qui la tolère à peine dans les basses besognes où elle est consignée. Le mythe s'effrite dans une torve impassibilité. La jeune embauchée est condamnée au martyr et à l'humiliation pour gagner à force de brimades et de trahisons veules et perfides sa condition de japonaise – face à M. Haneda en baissant les yeux pour cacher ses larmes elle fait l'expérience de cette pudeur et modestie émotive : elle est pour quelques instants une vraie nippone et son cur rayonne de joie – et de romancière. Car suppliciée sur sa vitre au 44ème étage, en plein chamboulement et déraillement intérieur elle dénie sa dignité et sa réalité puisque la terre qui l'a vue naître, sa mère nourricière, la renie. Elle doit donc mourir et disparaître pour renaître à la vie (s'oublier dans l'étourdissement du néant), d'où ses nombreuses "défenestrations" et son admiration pour une culture autoritaire mais indulgente envers les déviances les plus hallucinantes. Avec l'eau des toilettes et les larmes, elle est arrachée à ses racines, bringuebalée dans les tuyaux poussiéreux et torturés des fondations de Yumimoto, le Japon miniature qui sert de scène à ce cruel affrontement et cette farce existentielle.
L'inquiétante étrangeté qui se dégage de l'intrigue réside dans l'opposition croissante de la destruction violente et consciente d'une identité frappée d'inanition et de la résignation masochiste avec laquelle Amélie se place sous le joug délectable de sa supérieure – maîtresse et initiatrice de la découverte – Fubuki Mori. L'ambivalence des réactions de la Belge se déploie à la frontière de la soumission, puisque la |
plus ultime des provocations et des insultes revient à subir sans broncher – à l'instar d'une japonaise et de Fubuki qui se confrontera avec courage et majesté au viol oral de M. Omochi – les affres d'une situation insoutenable. Finalement cela revient à supporter le bizutage et le courroux d'une mère pour lui (et se) prouver sa supériorité dans un subtil mélange de révérence ravie et d'impertinence espiègle. Les yeux limpides et profonds de la sublime et frêle Sylvie Testud (Les Blessures Assassines, Karnaval, La Captive ) trahissent cette part enfantine latente et humide, non exorcisée et affleurante. C'est donc dans une logique ubuesque et diligente que l'Européenne lunaire, ingénue et effrontée va s'immoler sur l'autel de la hiérarchie séculaire de l'entreprise (une résistance passive flirtant avec le masochisme et qui va bientôt finir par déteindre sur les cadres les plus progressistes comme M. Tenshi, l'adjuvant sacralisé) et particulièrement de son bourreau longiligne, sublime et implacable qui d'une voix "de sabre" déverse des ordres qui en disent long sur ses frustrations et peurs de l'avenir. Car l'envoûtante Kaori Tsuji (aperçue chez Shinji Aoyama dans Helpless) campe un personnage impitoyable – un monolithe altier, féroce et désillusionné – dont les implications et la symbolique s'étendent bien au-delà du cadre confiné du monde du travail. Fubuki Mori est ni plus ni moins que la société japonaise – l'arc nippon selon la romancière qui a malicieusement surnommé l'entreprise "Yumimoto" : ce qui signifie en japonais "les choses de l'arc", autant dire que cet imbroglio burlesque n'est que la projection filtrante des tréfonds de la sculpturale créature –, du moins son aspect féminin et donc maternel pour Amélie. Pas étonnant alors que la belge voue une adoration et une admiration sans bornes pour une icône lisse et policée "destinée à dominer le monde" car pour elle il s'agit du modèle féminin prôné par sa génitrice celui qui l'a conditionnée dans son épanouissement et auquel elle voudrait tendre. Le relation étrange et étonnante qui se noue tiendrait plus d'un coït exclusif et solitaire entre la vision de soi et son étalon, entre ce que l'on déprécie et ce que l'on vénère. La frustration d'Amélie est obsédante et déshonorante, écartelée entre ce qu'elle est devenue à l'écart du girond sanctifié du paradis et ce qu'elle pouvait (aurait dû) être : une uvre d'art zen envoûtante et plus que tout irréprochable. Mais la japonaise est malade des règles qu'on lui a inculquées et infligées dès son plus jeune âge et qui finissent par se heurter dans un déchirant paradoxe (résultat d'une longue et pénible incubation pour les deux femmes meurtries par leur quête insatiable d'appartenance). Aussi Fubuki est-elle jalouse d'Amélie et voit en elle ce qu'elle aurait pu devenir ailleurs, libérée du carcan éprouvant de son pays. Sa délation revêt des airs d'appel au secours, car si la Belge réussissait alors ses sacrifices n'auraient plus aucun sens. Il est dès lors fâcheux qu'Alain Corneau ait éludé lors de l'adaptation les pages les plus intenses du livre à savoir celle où Amélie décrit la condition de la femme nippone, les préjugés et poncifs qui l'enserrent, l'abjurent et l'asphyxient ainsi que son courage incessant pour reléguer la libération du suicide à l'état de fantasme inassouvi. Ainsi, nous ne verrons pas la déception amoureuse de Fubuki d'avec un hollandais transpirant. La citadelle "tempête de neige s'abattant sur une forêt" (signification élégiaque de l'idéogramme formant le nom du despote glacé) demeure donc une forteresse inexpugnable, estampe mythique, éblouissante et impassible qu'il faut séduire, prendre – en finesse – et avec qui fusionner dans un orgasme homérique qui à défaut d'être symbiotique sera à sens unique (Amélie jouit de sa contemplation et Fubuki de l'anéantissement final de l'occidentale). Lors de cet incongru parcours initiatique Amélie se mettre à adorer son bourreau pour sa beauté foudroyante à la flamboyance gelée, à rencontrer un ange sous la forme de M. Tenshi et à comprendre que ce monde est gouverné par un Dieu séduisant et miséricordieux (M. Haneda le seul qui dans ce jeu de raffinement sadique se paie le luxe d'être humain, après tout il ne dépend de personne) et le Diable le plus abject et tyrannique (le ventripotent et vociférant M. Omochi). Une immersion dans une société intrinsèquement duale et identique à la conception occidentale car même si les facéties d'Amélie semblent hors de propos, intérieurement tous les personnages sont semblables (constitués d'eau), partageant des aspirations et appétences communes. Les tabous volent avec l'altérité ethnique ou sexuelle (un combat de femme ambigu et sensuel) et l'on comprend que la transposition à l'autre bout du monde d'une telle expérience n'a pour but que d'influer sur notre perception. Moins enclins à comprendre les codes, nous avançons au rythme de l'héroïne et nous concentrons sur l'essence d'une histoire contant la quête de sa psyché, l'appréhension de l'autre et l'apprentissage du pouvoir (professionnel, social ou sexuel) exercé ou subi. Ethnocentrisme. Pourtant ce qui sur le papier trouvait des résonances dans le lecteur a parfois du mal à imprimer l'image de par certains choix dans l'adaptation et la mise en scène. Alain Corneau, réalisateur éccléctique et inégal, n'est certes jamais aussi inspiré que lorsqu'il s'attelle à la traduction cinématographique d'un langage littéraire, ses plus grandes réussites demeurent Série Noire (Jim Thompson) ou Nocturne Indien (Antonio Tabucchi) sans oublier Tous Les Matins Du Monde. Pour chacun d'eux, le cinéaste est parvenu à inventer une musicalité, une forme pertinente et habile pour transfigurer des mots en sensations universelles. Dans le cas du roman court Stupeur et Tremblements – de l'attitude qu'il convenait d'adopter selon le protocole face à l'Empereur – subsiste un manque de matière et un ton sérieux nimbé d'ironie particulièrement difficile à mettre en exergue. L'artiste, en connaisseur de la culture japonaise, choisit donc d'effectuer une relecture appliquée matinée d'élégance et de rigueur nippone. Le résultat est un objet conceptuel, délétère et décharné, à l'emphase géométrique et acérée, qui évolue laborieusement avec la prosodie artificielle et envahissante d'une voix off. Car pour contourner la difficulté de mettre en scène ses saynètes inspirées du rythme rigide et opaque de la tradition Kabuki ou Nô, Alain Corneau les relie par des remarques d'Amélie récitées religieusement dans une profonde vénération pour le texte originel. De fait, le spectateur se voit retirer son propre entendement et sa capacité de réflexion quant à ce qui se déroule sur l'écran. Il est influencé et à l'instar d'Amélie se met à perdre sa prestance et sa condition d'observateur omniscient. La fidélité spartiate et laborieuse induit un effet pervers et stérile, celui de vivre un récit relaté au passé. Mais alors qu'une telle structure excellait sur In The Mood For Love de Wong Kar-Wai, elle s'affaisse ici dès la première scène où Amélie se tourne vers la caméra pour nous dire : "Voilà comment j'ai voulu devenir une vraie japonaise". Comment adhérer à des péripéties avortées dont même l'actrice principale se dédouane, arborant un sourire et un air entendu nous signifiant qu'ici il n'y a rien de grave, que tout a déjà été digéré et peut être imputé à la jeunesse. L'action est ainsi cannibalisée par ses conséquences comme l'apparition fugace de Mlle Mori lors de la présentation de la structure décisionnelle détruit l'impact subjuguant de sa bouleversante apparition. S'ensuit un retour consciencieux sur l'ouvrage s'y enfouissant jusqu'à la catatonie, l'extase inerte et asthénique.
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F.
Flament |
Film français d'Alain Corneau (2002). Sage adaptation inféodée à la prose d'Amélie Nothomb et parabole sur la découverte de soi via la domination de l'autre. Avec Sylvie Testud (Amélie), Kaori Tsuji (Fubuki Mori)... Sortie française : le 12 Mars 2003.
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