SPIDER-MAN 2
Il s’agissait de la part des différents protagonistes de la prospection inquiète d’un terrain en friche pour découvrir, dans un épanchement analytique, les différents versants de leur psyché kaléidoscopique et initier ainsi un semblant de coexistence identitaire pérenne. Le second volet est de ce point de vue un véritable enchantement – encore plus abouti que la mouture initiale – tant la symbiose (esthétique BD et vivier dramatique complexe) entreprise avec panache et enthousiasme par un cinéaste à la foi indéfectible en son histoire et en ses personnages atteint un degré d’authenticité sidérante. En effet, rarement un auteur aura su s’insinuer à la barre d’un projet commercial ambitieux en conservant son ahurissante rigueur et, envers et contre tous, sa vision décalée et singulière de ce que doit être la coalescence d’une telle oeuvre : un divertissement populaire le moins consensuel possible, dès lors irrésistiblement charismatique, diablement intelligent et malicieusement euphorisant. Sûr de son fait, il navigue avec brio (presque sous hélium) en évitant les récifs des décors iconoclastes, de l’hystérie du montage ou de la vision régressive et réactionnaire en vogue dans les productions américaines actuelles – si il caresse le problème de l’insécurité c’est plus pour prôner une prise de conscience collective dans la scène jubilatoire du métro que pour flatter le patriotisme obtus (la profusion de drapeaux finissant par travestir leur fonction et brocarder l’hypocrisie ambiante). Alors que le récent Hulk d’Ang Lee s’égarait au gré d’une antienne oedipienne et grossière, Sam Raimi a lui l’intelligence d’établir une parfaite conjonction entre enjeux scénaristiques et préoccupations formelles. Dès son générique, rappelant sous forme de crayonnés les scènes clés du premier opus, il réconcilie le flux filmique avec les vignettes en deux dimensions qui l’inspire et le font rêver (le story-board en pur horizon cinéphilique et fracassant, façon Matrix l’engeance vidéoludique en moins) pour mieux nous précipiter lors de sa première séquence dans la fange d’une dérive sociétale (la livraison de pizza et le statut négligeable d’un Peter Parker en servitude permanente, de bouges crasseux en cagibis décrépis) et le marasme du désir amoureux (l’affiche de Mary-Jane qui le contemple, le toise et le torture insidieusement). Le reste du long métrage poursuit ce travail indicible, en sourdine, en arpégeant les deux pans de la personnalité de son héros, entre digne intimité humaniste (l’émotion qui submerge avec le terrible aveu fait à tante May) et fantasme libertaire teinté d’impudence (les culbutes et acrobaties aériennes). En bref, il cristallise la dialectique arachnéenne, à savoir tenter de subsister, de vivre en accord avec soi, dans les tréfonds de son être somatique sans cesse agité (hanté) par les spasmes tumultueux et enivrants des virtuosités et potentialités désinhibées du hérault masqué.
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Auto-analyse. Les observations stimulantes qui nous assaillent à l’aune de ce cheminement vertigineux sont de fait de deux ordres, tendant délicatement vers l’exégèse psychanalytique d’une part et purement sensorielles, facétieuses et épicuriennes d’autre part. La façon dont le cinéaste brosse le dilemme du Tisseur instaurant une véritable névrose, exponentielle, dont chaque parcelle de l’ouvrage se |
gorge dans sa mue incertaine. Conserver la stabilité de l’ensemble alors que chacun de ses constituants se confronte à son propre déséquilibre structurel est le curieux voyage dans lequel le film est emporté, en hébétude. D’où un étrange sentiment pour un blockbuster écrasant de s’interroger sur son propre statut oxymoron, barbare et impérialiste, vain et magnifique. Orgueil et impuissance s’abouchent de fait dans un mythe moderne, omnipotent et effrayé, traumatisé par les capacités exacerbées dont il se voit doté. Comme les êtres sexués qui le composent d’ailleurs. Et les membres phalliques du Dr. Octopus de lui parler, leur intelligence artificielle respective dictant sa conduite erratique à un malade dévasté. Tiraillé par la machine (comme Ash et sa fidèle tronçonneuse évadé de la trilogie Evil Dead, dont le ton bouffon et cartoonesque réapparaît au détour d’un bloc opératoire dépecé), il trouve en Spider-Man un adversaire en proie au joug de son corps mutant – et dont les sécrétions organiques le trahissent en plein vol, comme une déturgescence subite ou un carcan janséniste répudiant la jouissance. Le tourment inhérent à l’intrigue se répercute donc, primesautier, de personnage en personnage pour finalement revenir à un simple doute doublé d’une interrogation : peut-on et comment parvenir à s’aimer ? Ainsi, dans ce théâtre parfaitement clos – de dédales de buildings en lisière de banlieue pavillonnaire aucun héros ne meurt ou s’évapore, les pères flottant à distance, en figure tutélaire dont on peine à s’affranchir –, pour entretenir l’illusion nous précise l’excellent Bruce Campbell dans un caméo sympathique, il n’est question que de désir subjectif. D’où la superposition spatiale et crépitante de deux images – visage et masque – : la façon dont Peter se considère et s’imagine prosaïquement (se dessine et se photographie en l’occurrence) et celle dont il est perçu par son microcosme (en amant fringuant et attentif par MJ, en chevalier irréprochable et pourfendeur par un gamin de huit ans, en jeune homme normal par les utilisateurs du métro qu’il vient de sauver au péril de sa vie…). Soit un semblant d’apprentissage de l’ordinaire par la découverte de l’harmonie corps-figure. L’auteur et Peter de comprendre que pour émerger de la gangue dans laquelle la première aventure les a précipité, il faut, outre un laps de temps probant – les deux ans qui séparent l'avènement des doutes sont astucieusement exploités, étirés à l’instar de la séquence de l’ascenseur pour opposer langueur et débit en une dualité universelle –, une illumination. L’acceptation totale et satisfaisante de ses tares et devoirs, et le gain – adoubé par autrui – du respect de soi-même. Afin de réussir ce tour de force, qui irradie les derniers instants, Sam Raimi réunit opportunément l’intégralité des bribes éparses disséminées dans chaque plan, chaque protagoniste, chaque battement de cœur (l’arrivée du Docteur Octopus avortant le baiser, saccadée, la caméra et ses zooms épousant le flux sanguin excité). Il marie ainsi, en sémiologue avisé, le psychique et le physique de son enfant dans une lutte décantée du pathos de l’exposition : l’expression de la primitivité (égoïsme douillet, naturel et évident) désancrée (la latitude de l’intellect chafouin dans le magma d’une morale responsable). Nous voici conviés à une véritable auto-analyse du continuum où les personnages traversent les miroirs et regardent pragmatiquement l’étendue fourvoyée de l’abîme où grouillent leurs démons. Jamais ils ne sont dupes – malgré les louanges de leur ego – quant à leurs rôles respectifs, de cette formidable image d’un Peter, tête nue se déplaçant sur une toile où MJ a été lascivement déposée au dernier plan de la jeune femme saisissant la difficulté de son choix et la tragédie dans laquelle elle vient de s'embarquer. Contrairement à Tim Burton qui privilégia pour les deux gothiques Batman ses vilains fiévreux et grandiloquents, à l’humanité défaillante, par rapport à un Bruce Wayne frigide, le réalisateur envisage l’ennemi comme un simple avatar (double de lui-même à voir le look arboré sur le tournage), un révélateur sporadique pour Spider-Man et sa dulcinée à leur condition révolue et trompeuse. La retenue mélancolique qui en découle, le contrapuntiste inspiré (la violoniste des rues, encore une parcelle de l’artiste injecté dans les rouages du processus) l’élude pudiquement, jetant sur elle un voile vaporeux où sa propension à s’élever dans les cieux, allegro, substitue la réflexion intime à l’action tonitruante jusqu’à heurter frontalement deux notions fondatrices de l’héroïsme yankee : Spider-Man et Superman. Il n’est d'ailleurs pas anodin de remarquer que Alfred Gough et Miles Millar, heureux créateurs de la série Smallville, aient rejoint le contingent convivial de scénaristes. Ils en profitent pour émettre un curieux écho éthéré sur la prise en charge par Peter Parker et Clark Kent des vertus cardinales et sacerdotales du sacrifice. Quand le colosse kryptonien ramène tout à sa personne dans un élan mégalomane, faisant de son intégrité la pierre angulaire du récit, le Tisseur, lui, fait passer ses sentiments personnels après sa mission, sans qu’ils ne conditionnent totalement ses actions. L’un propulse le monde à l’intérieur de lui (le rat des champs) tandis que l’autre se désagrège en projetant et délaissant son essence dans un environnement saumâtre (le rat des villes). Le premier, extérieur au genre humain, initie quand le second, clivé par ses contradictions lancinantes, subit. Tout l’intérêt du film réside dans le défrichement progressif de leur personnalité par les héros, grâce aux adjuvants techniques et scénaristiques, halant une découverte irrépressible puisque l’accord avec soi conduit inévitablement au plaisir. Mieux, on se repaît ici de son désir, jusqu’à le concrétiser, comble cinématographique.
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F.
Flament |
Fiche
technique
REALISATION
Sam
Raimi
SCENARIO
David Koepp, Alfred Gough, Miles Millar, Michael
Chabon et Alvin Sargent, d'après la BD créée par Stan
Lee et Steve Ditko
DIRECTEUR PHOTOGRAPHIE
Bill Pope
INTERPRETES
Tobey Maguire (P. Parker / Spider-Man)
Kirsten Dunst (Mary Jane Watson)
Alfred Molina (Dr. Octavius / Doc Ock)
James Franco (Harry Osborn)
J.K. Simmons (J. Jonah Jameson)
MONTAGE
Bob Murawski
MUSIQUE ORIGINALE
Danny Elfman
PRODUCTEURS
Laura Ziskin, Avi Arad, Stan Lee, Joseph M. Caracciolo
et Grant Curtis
DUREE
127
minutes
PRODUCTION
Sony Pics, Marvel Films, Laura Ziskin Prods, Columbia Pictures Corporation
/ Columbia TriStar Films (Distr.)
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