Bovarysme texan. Derrière le comptoir maquillage d’un petit supermarché de province à la décoration pompière, Justine Last promène son regard de trentenaire sur le monde sclérosé, putride et immuable qui l’entoure et l’oppresse. Un environnement desséché où elle se retrouve incapable de se révolter coincée qu’elle est sous des néons bourdonnants et dans un mariage de façade avec un peintre en bâtiment adepte de la bière, de la télévision et de la marijuana.

THE GOOD GIRL

Neurasthénique et désillusionnée la voici cueillie par la vision exotique du jeune Holden, un nouveau caissier empreint de mélancolie fougueuse et d’exaltation romantique – il est sublimé par L’Attrape-cœurs de J. D. Salinger auquel il emprunte son patronyme. Leurs malaises se rencontrent, s’apprivoisent et s’aimantent. Justine en vient à se confier à lui, à passer outre ses scrupules pour entretenir une liaison physique irraisonnée avec ce garçon de vingt ans dans l’obscurité crasseuse des motels et de la réserve du magasin. Une passion de midinette où un baiser aux yeux de tous a valeur d’exploit rougissant. Pourtant elle se rend rapidement compte que ce compagnon l’encombre plus qu'il ne la transporte et que leur relation dérange les conventions et sa tranquillité domestique. Les réflexes conditionnés reprennent le dessus et elle n’a dès lors de cesse de recouvrer son girond castrateur pour jouir masochistement de sa culpabilité friponne. Sa dernière chance s'est évaporée comme le laissait discrètement et ironiquement entrevoir son nom.

Tragédie régressive. Lorsque l’une des actrices les plus médiatisées du sérail télévisuel américain s’égare dans un long métrage estampillé indépendant – avec tout ce qu’une telle appellation préfigure ou véhicule – on a de quoi frémir. Force est pourtant de reconnaître que Jennifer Aniston est un choix pertinent de la part de Miguel Arteta (auteur de Chuck & Buck et Star Maps). Pour l’aspect purement marketing cela va sans dire mais c’est du jeu minimaliste et distancié de la jeune femme – tout en profondeur, ramassée sur son corps hermétique et son minois enjôleur, lisse et attendrissant, elle ne semble jouer que pour elle ou pour de quelconques initiés – et du parallèle implicite et incessant d’avec Friends, sitcom éminemment régressive, que l’œuvre tire sa plus grande force. Ou plutôt sa morbidité sublime et pernicieuse dans un dialogue perplexe cinéma-télévision s’interrogeant sur la notion même d’imaginaire et la carence d’émotions ou d’empathie. En effet, le principal travail du réalisateur réside dans l’analyse de la fiction et de l’habileté des personnages ou du film à l’ébranler. Car il est saisissant de constater que le récit au même titre que ces péquenauds s’enlisent consciencieusement dans les quelques décors désincarnés – y compris l’enveloppe physique (l’épisode de la crème appliquée sur les jambes) – merveilleusement asphyxiants qui balisent leurs existences réciproques. S'enfermant complaisamment dans le sordide ou versant dans la surenchère désespérée sans que rien ne semble pouvoir les atteindre ou bousculer le terrifiant et excessivement pragmatique système de valeurs qui s'est insinué en eux. Parkings, chambres, motels, living-rooms d’occasion, l’antre du capitalisme (Retail Rodeo, la supérette concentrant et dépossédant les sentiments de leur intensité) et habitacles de voiture crient leur vacuité autant que leur inanité, leur affliction tétanique et caricaturale. Au sein de ce monde là, on parle mais on ne pense pas nous précisera Justine – évitant par ailleurs scrupuleusement d’appliquer à elle-même la perspicacité cynique dont elle use pour tancer ses contemporains (gamberger ne signifie pas réfléchir) – par le truchement d’une voix off qui accentue encore le décalage qu’un jeu maussade et qu’un désenchantement placide avait fait naître entre projetant et pellicule. Les protagonistes s’abandonnant dans une résignation confondante au sort assigné par une fiction frappée d’ennui et de médiocrité. Par-là l’auteur joue malicieusement de l’impossibilité de la comédie américaine à complètement se départir des oripeaux de la moralité puritaine et partisane : il convient en bout de course de sauvegarder les apparences et de continuer à encenser les idéaux innocents et infantiles fondations d’une civilisation forcément rayonnante. Le problème étant que justement rien ne semble devoir fonctionner dans l’espace envisagé par Justine où tout n’est que manœuvre dilatoire : d’où une profonde ambiguïté lovée dans ses méandres seulement troublée par les scènes nous présentant la face de l’actrice durant la nuit, en proie à ses divers fantasmes destructeurs et machiavéliques. Entre chiens et loups, cette heure appartient aux démons tapis dans les psychés atrophiées et oblitérées, derrière les fards et enduis cosmétiques – ironiquement vantés par le personnage dans la journée. Une héroïne, simple coquille vide et stérile – son visage déserté (à voir ce raccord édifiant entre son expression durant la masturbation de son mari alors qu’il lui palpe la poitrine et son attitude à son poste de travail : absolument identique, impassible et morne) –, que jamais nous ne verrons enceinte ou accoucher – comment pourrait-elle donner vie à l'intrigue ? –, dévorée et rongée qu’elle est par l’absence d’affect et l'évanouissement de son essence. C’est que la brave fille un peu paumée et en quête d’idylle jette rapidement le masque durant ses louvoiements de pacotille pour apparaître dans la laideur de son abjection docile. Elle est curieusement prête à toutes les bassesses (au meurtre de l’encombrant impudent trop imaginatif et vindicatif, au sexe avec le meilleur ami de son mari ayant découvert le pot aux roses ou à l’internement de son amant névrosé) pour recouvrer un semblant de crédibilité mais toujours dans une sorte d’empêchement aride et d’hébétude trépanée, de culpabilité baptiste qui la freine et la fustige. Quoi qu’elle fasse, Justine demeure un martyr d’elle-même, perfide et pécheresse, chaste et aimante. D’une ambivalence qui loin d’insuffler une dynamique induit une profonde déficience et un dysfonctionnement qui finit par devenir risible. Un ton sardonique qui se meut par décrochages, saugrenus et loufoques, à l’instar de l’antenne de télévision qui ne cesse de crachoter, d’essayer de survivre.

Conformisme totalitaire. La gageure de la réalisation réside alors dans la faculté à révéler la communauté claustrale par le spectacle syncopé et inerte de sa banalité. Un décès quel qu’il soit (employée modèle ou détrousseur sociopathe) est ainsi égrainé par la voix microphonique et monocorde du supermarché au même titre qu’une promotion sur des céréales. Un chien aboie et remplace l’orgasme. Le triste adultère génère l'enfant tant désiré. L’épaisseur et l’emphase des personnages s’insinuent alors par les contreforts de la chronique et imprègnent l’ensemble par de petites touches insignifiantes et traitées sur un mode équivoque qui abolit toute analogie aussi bien morale que fictionnelle. Le récit se retrouve marqué dans ses chairs amorphes par le sceau infâme de la platitude, de la paralysie. Tout n’y est plus qu’un constat froid et aigri comme

peut l’être Justine, prisonnière de son monde de consommation harassant et méticuleux qui abjure l’individu. Plus d’espoir ou simplement de ciel synonyme d’une quelconque bouffée d’air non vicié ou aseptisé. Au-delà du microcosme étriqué et monnayable ne persiste qu’«un vide immense et infini». Le paradoxe du personnage de Jennifer Aniston – délicieusement mesquine et égoïste – est qu’elle ne souhaite finalement que désirer en se languissant, s'apitoyer et se complaire sur son malheur enchanté tout en soupirant doucement dans sa lassitude adorée. La sécurité devient le maître-mot de ce chantre du consumérisme porte-étendard de l’Amérique moyenne qui éradiquera rapidement le pariât en le gâtant ou le vampirisant avec l’assistance de la communauté mi-concentrationnaire mi-exténuée mais outrageusement violente, totalitaire et cruelle jusqu’à l’obscénité (l’interrogatoire et le voyeurisme). La mise en scène dépouillée et manquant singulièrement de virtuosité (aux antipodes d'un Punch-Drunk Love par exemple) se place de fait au diapason : l’absence d’intensité accentue le décalage progressif entre le spectateur et l’espace filmique (cette porte des toilettes que nous survolons pour surprendre un sanglot platonique) comme entre les protagonistes (la scène de la rivière où déjà Justine réprouve le comportement puéril et dangereux d’Holden). L’endoctrinement ou l’aliénation sont d’autant plus forts qu’en s’éloignant des sentiers battus la jeune femme ressent immédiatement la désapprobation – ou la reproduit-elle par mimétisme ? – du groupe sociétal, de la bulle qui l’entoure – nous rejoignons ici dans une logique légèrement déflationniste les films de Todd Haynes ([Safe], Far From Heaven) qui stigmatisaient l’influence du décor sur le comportement. L’adjonction et l’accumulation de juges hiératiques, indifférents et pudibonds comme les parents indifférents du jeune homme rictus de circonstance cousu aux lèvres ou l’ami fidèle qui voit voler piteusement en éclat les icônes du rêve américain (la scène paradisiaque du barbecue et le pathos de l'amercian way of life wasp) n’ont d’autre fonction que de chapitrer l’agneau égaré afin de le circonscrire dans l’espace restreint et soyeux du sanctuaire (le supermarché) et suaire (la chambre) mercantiles. Il n’est alors pas surprenant de voir que dès le départ Justine ne se fasse aucune illusion quant à sa relation qui tourne avec délectation pour le spectateur à une entreprise d’anéantissement d’un article trop différent, à l’imagination débordante et pour des êtres conformistes et intégristes outrageusement dégénéré. L’agressivité du garçon repose sûrement sur ses velléités de liberté, d’échapper à un moule transmis de génération en opérations promotionnelles. En bref, sur sa croyance chevillée au corps de la possibilité de vivre pleinement ses fantasmes dont malheureusement le film ne cherche pas à débusquer les origines émanant de cette même société convenable dont il veut s’émanciper. Pourtant, il devient involontairement et fortuitement Père, découvrant l'origine et la fin, le long métrage assume ainsi le paradoxe oedipien de la mise en scène du géniteur en y accolant la détresse et la culpabilité de la Mère. La collision fantasque des deux êtres entraîne le récit par glissements ou décrochements dans une spirale certes immobile mais explorant le versant grimaçant d’une métaphysique capitaliste, domestique et dogmatique parasitant l’ensemble des comburants du film. A l’apogée de la relation inextricable le cinéaste enclenche une seconde partie moins fluide ou maîtrisée mais jubilatoire pour l’actrice qui entreprend avec diligence et rigueur d’évacuer son problème détonnant. La standardisation ayant eu étrangement et inexorablement raison des sentiments. D’autant plus sarcastique que dans l’histoire posthume d’Holden nous comprenons que les deux amants partageaient une vision commune de l'univers.

Dans cette attaque subtile de la télé réalité tout s’articule autour de la vision nocturne d’un jardin – aux allures de bénitier spirituel – dont les végétaux sont agités par une légère brise. Une métaphore cinglante d’un idéal pavillonnaire recouvert d’un manteau duveteux de noirceur symbolisant autant des entités corrompues que la société tortionnaire qui les enchâsse. S’agit-il d’un reposoir ou d’un mouroir ? D’une saillie d’austérité dans une économie

frénétique ? D’une réponse à la parade composite et fallacieusement chamarrée des produits de consommation ? Car fatigués de pavoiser les êtres désabusés émaillant le film finissent par prendre conscience de l’absence de transfiguration de leur réel. De la normalisation des produits devant répondre à leurs besoins, connus et informatisés. Avec la réplique fusante sur «le vent qui devient différent» la dialectique du long métrage affleure à savoir quelle serait la part de responsabilité des sociétaires et du groupe qu’ils constituent dans la réticence à se colleter au mouvement, au réel dissimulé sous le vernis cossu des apparences rassurantes. Malheureusement les scénaristes ne profitent pas de leurs brillants interprètes (John C. Reilly et Tim Blake Nelson par exemple) pour s’enfoncer dans les turpitudes des mécanismes psychosociaux et se contentent d’une diatribe convenue et primaire sur la pression sociale amplifiée par l’étouffement claustral, dépositaire et bien-pensant. Il aurait cependant été plus excitant d’expliciter le drame qui se noue en filigrane : l’abdication consciente de Justine et l’annihilation volontaire de la prolixité de ses choix au profit d’une sécurité frileuse, figée et régressive. Ou comment prôner le libre-arbitre alors que les trajectoires sociales sont inaltérables (la scène du croisement où Justine s’interroge sur le détour que peut prendre son existence ou encore celle de l’aveu de l’infidélité où le mari bafoué ne peut signifier qu’un silence gêné à la requête de son épouse volage : savoir «si cela va vraiment changer», bien sûr mais dans les limites échues à chaque membre de la communauté ou marionnette de la pantomime du communautarisme). Cette stagnation destructrice que le cinéaste a la mansuétude de ne pas édulcorer induit une violente acidité pour cette petite chronique morale et glaciale, timidement satirique et subversive. N’y cherchons aucun dilemme épique ou romantique et encore moins une once de comédie légère ou échevelée puisque selon la vision du cinéaste nous serions pareils à ces branches uniformisées (chasubles identiques, chaînes insipides du groupe) qui dodelinent dans la nuit sous l’injonction d’un courant d’air drastique et torve, incapables de nous séparer du tronc matriciel et rassurant dans une amputation consciente ou fantasmée sous peine d’anéantissement et de dérive en apesanteur : angoissante et éternelle.

 
 

F. Flament
15 Juillet 2003

 

 

 

 

 

 

Aspirations dolentes

Film américain de Miguel Arteta (2001). Présenté au Festival de Sundance en 2002. J. Aniston campe une trentenaire blasée par la bulle sociétale et réticente, comme le long métrage qui l'enserre, à insuffler vie à la fiction. Sortie française : le 18 Juin 2003.

Multimédias
Bande-annonce (vo)
Photographies (10)

Liens
Le site officiel américain
Le film sur l'IMDB
Site sur Jennifer Aniston

Fiche technique
REALISATION
Miguel Arteta

SCENARIO
Mike White

MONTAGE
Jeff Betancourt

DIRECTEUR PHOTOGRAPHIE
Enrique Chediak

INTERPRETES
Jennifer Aniston (Justine Last)
Jake Gyllenhaal (Holden Worther)
John C. Reilly (Phil Last)
Tim Blake Nelson (Bubba)
Zooey Deschanel (Cheryl)
Mike White (Corny)

COSTUMES
Nancy Steiner

PRODUCTEURS
Matthew Greenfield, Carol Baum, Kirk D'Amico, Philip Von Alvensleben, Shelly Glasser et Gina Kwon
DUREE
90 minutes
PRODUCTION
Fox Searchlight Pictures, Myriad Pictures et Mars Distribution
 
bb