Paris, Tokyo. La police de la capitale nippone est sur les dents. Un jeune homme surnommé "le Bigleux" -à cause des lunettes de myope qu'il arbore- terrorise ses concitoyens avec un revolver. En fait, il surprend des personnes, leur fait peur et tire sur elles mais curieusement sans jamais les toucher. Le frère d'Hinano, une jeune fille travaillant comme apprentie coiffeuse, est chargé de l'enquête par ses supérieurs. Pourtant c'est elle qui a la suite d'une rencontre fortuite dans le métro va remonter la piste et apprendre à connaître le criminel. Un individu prisonnier d'une vie virtuelle qui se fait appeler K.

TOKYO EYES

Une histoire d'abord envisagée pour être tournée à Paris. Mais le besoin de capitaux et l'amour du réalisateur pour Tokyo fit déplacer l'histoire à l'autre bout du monde. Et voilà l'artiste français (3 films et quelques documentaires à son actif) débarquant avec son directeur de la photographie dans un pays qu'il connaît mal et dont il ne maîtrise pas la langue. Cela ne l'empêche pas de réunir des acteurs de premier plan comme Takeshi Kitano, Ren Osugi, l'idole Hinano Yoshikawa et surtout le troublant Shinji Takeda dont l'interprétation dans Gohatto d'Oshima était époustouflante. Le résultat final est un cocktail incongru et esthétisant, bercé par des relents de nouvelle vague (avec en plus une chanson de Gainsbourg en français dans le texte), une étude assez poussée de la vision, des mirages qu'elle procure et des rapports citadins. Une oeuvre bercée de langueur, contemplative qui va s'évertuer à reconstruire l'espace urbain en substituant ou en confondant la caméra à notre regard. Dans ce labyrinthe de béton et de bitume où les ruelles tentaculaires et couloirs méandreux nous éloignent de nous-même difficile de dire si nous sommes à la poursuite de quelqu'un ou simplement de notre compréhension intrinsèque. La prolifération des regards (petit caméscope et vidéos de K), des musiques, crée une sorte de chorégraphie enivrante, d'agrégats hypnotiques qui semblent défiler à une vitesse vertigineuse comme si le temps et les mouvements se dilataient, s'accéléraient dans une course futile, dans une vaine fuite contre la chape citadine. Jean-pierre Limosin nous présente un film que l'on pourrait qualifier d'immédiat, en ce sens que les images ou les sensations nous percutent, nous pénètrent presque par effraction représentant par-là l'agression constante de concentrations aussi cosmopolites de personnes et d'activités, dépourvues d'humanité et pratiquement autonomes.

Gaijin et voyeurisme. Le titre nous indique déjà l'axe d'étude du scénario. Par l'achoppement du nom de la ville et du mot "yeux", le cinéaste traduit son émerveillement et la place du sens de la vue dans nos faits et gestes quotidiens. Son film s'ouvre d'ailleurs sur un gros plan de 2 pupilles et toute la mise en scène en découle jusqu'au regard de fin. Nous serons en de multiples occasions placés dans ce statut par une caméra (steadycam) suivant des personnes, des ruelles et jouant sur des appareils photographiques ou vidéos. Notons à ce titre deux moments. Tout d'abord lorsque la jeune fille suit K, le point de vue subjectif est en premier lieu celui de l'apprentie coiffeuse, mais subrepticement nous nous mettons à suivre Hinano (elle est filmée de dos), puis la voyons de côté comme si nous l'accompagnions, l'observions. Vient ensuite la salle de jeux vidéos. K nous est présenté obliquement tandis que sa jeune amie est de face, elle le regarde et lui oscille entre l'écran et sa nouvelle amie, le montage nous permettant de nous substituer tour à tour à chaque protagoniste. Il y a évidemment des images plus concrètes comme le vitrail en forme de pupille ou les gros plans sur le regard étonné et rond de Hinano Yoshikawa. Quant au voyeurisme, il sous-tend le récit à l'origine de son emphase. Une peur de l'action ("les mains pourraient faire mal"), une chosification de la femme (le pervers du métro), une tristesse ou une simplification du système de valeurs (un homme ayant fait pleurer une femme doit payer) sont autant de symptômes.

Suivant cette mentalité, échanger un regard est la pire des choses, puisqu'il signifie jugement ou prison. C'est que nos sociétés modernes ont quelque peu anobli la vue, l'image, lui conférant une sensibilité presque mystique et une influence démiurgique. Dans le bus, ce sous-marin, les deux jeunes gens traversent la ville sans bruit en observant, se voilant pudiquement la face en baissant les yeux dès que le plus infime rapport de force pourrait survenir. La décence et le sens de l'honneur apparaissent dans cette scène où un père de famille se fait rudoyer par le conducteur de l'autocar. Atteindre la maturité et plus que tout s'affirmer dans son individualité reviendrait alors se moquer du regard d'autrui. Mais l'exaltation de ces exubérances (enlever une poussière dans l'oeil de sa petite amie avec sa langue) ne revient-il pas à choquer et à abreuver la machine à images, le flux continu de sensations visuelles. Dans ce raz de marée iconographique, il est tuant de voir nous dit K. Tuant pour l'imagination, pour l'intimité, pour le libre-arbitre ? Et si Hinano renchérit sur la facilité d'être spectateur, c'est pour mieux s'entendre répondre par son ami que l'oeil perçoit trop de choses, qu'il lui est impossible de fermer les yeux, comme s'il n'avait pas de paupières. Agressés en permanence, pas étonnant que l'on cherche à entendre une voix, à ressentir une étreinte ou à se rappeler la vision enchanteresse d'une amante, d'un visage, forme et souvenir noyés par le quotidien.

Outre les personnages principaux, il y a un acteur polyphonique et polymorphe : Tokyo. La ville s'impose comme un protagoniste à part entière, débordant de son rôle de contenant et de scène pour acquérir une âme, une vie propre. Une mégalopole déformé au travers le prisme d'un artiste français. Une vision évidemment fausse, exotique et naïve se focalisant sur le phénomène otaku (prisonnier du virtuel, collection énorme

de disques…), les néons, les mangas, les idoles (l'actrice principale), la mode, le métro bondé (le mouvement de freinage, le mixage culturel et social qui s'y produit) ou autres ruelles étroites et restaurants typiques. Ironiquement on pourrait ajouter qu'il ne manque aux poncifs qu'une carte postale du quartier d'Asakusa. Ne pérorons donc pas excessivement, le cinéaste n'a pas compris ni saisi intrinsèquement l'âme nippone, même si elle rejaillit et nous saute au visage dans les dix dernières minutes, notamment par l'arrivée impromptue et inopinée de Takeshi Kitano. Cette ville fantasmagorique, son tournoiement (ce n'est pas un hasard que le quartier de Shibuya soit la place centrale du récit), ses rythmes (la boîte de nuit et l'accélération de l'image sur fond de musique techno) ou ses solitaires sont en bout de course universels pour le réalisateur, ils pourraient tout aussi bien servir à représenter Paris. Car les déviances locales abordées ne sont guère éloignées des nôtres, simplement adaptées à une démographie galopante. Nous pourrions tout aussi bien être transportés au sein de la Hong-Kong de Wong Kar-Waï -dont le cinéaste français doit être un émule. Les cadrages tout à la fois nus et complexes (le livre tombant dans la raie de lumière pendant le sommeil de la jeune fille, les déambulations d'Hinano sur fond blanc et rouge), le montage ou simplement le caractère perdu et sans but des protagonistes évoquent à plus d'un titre Les Anges Déchus. Le montage est aussi intéressant dans ses césures brutales et poétiques, comme les fleurs de cerisier dans le vent sur le son de détonation ou la main d'Hinano frappant la vitre au moment du tir... Puisque nous en sommes à analyser la réalisation d'un point de vue purement formel, notons ce mouvement de caméra sublime lorsque K est assis proche de sacs poubelles, Hinano à ses côtés se tient debout, alors qu'un train passe sous le pont où ils se trouvent, la caméra dessine un travelling arrière en passant de la jeune fille, au garçon puis aux éboueurs, comme si nous étions nous-mêmes jetés, aspirés hors du champs, bons pour le rebus car gavés d'images à l'instar du "Bigleux" qui poursuit le camion-poubelle clamant sa condition d'ordure et par-là son inutilité.

Nécessité de choisir. Le film présente la particularité d'évoquer une évolution à trois composantes indépendantes et enchevêtrées. Il y a d'abord Hinano qui passe du statut d'adolescente à celui d'adulte (quant la non-compréhension n'est plus synonyme de pleurs, l'acceptation du "Je ne sais pas"). Puis K évoluant du virtuel et de son auto-exclusion consciente vers un sentiment de joie d'exister par l'amour et le rire de son amoureuse. Et enfin, le changement du regard de l'étranger et la découverte de plus en plus profonde et claire de la ville, des mentalités et des culture d'une société millénaire, hiérarchisée et codée. Ces différentes progressions se rejoignent sur un point crucial : passer outre les apparences, transcender l'illusion, relativiser, gratter le vernis des certitudes et des images pour prétendre à la vie, à l'élévation intellectuelle et sentimentale. Il s'agit d'un passage vers l'autre côté, traverser le miroir vers l'inconnu que se soit l'âge adulte, la mort, la vie... Cette transformation, mutation d'un système de valeurs atteint son apogée avec l'arrivée de l'immense acteur-réalisateur Takeshi Kitano (Hana-Bi, Kikujiro, A Scene At The Sea, Kids Return, Violent Cop, Gohatto et tant d'autres splendides oeuvres). Dans l'appartement de K, sous un éclairage jaunâtre, il se présente pour récupérer son arme. Par sa présence et sa prestance il emporte le récit dans une dimension métaphysique. Est-il véritablement un yakusa bas de gamme et maladroit ou la projection du mental de K ? Toujours est-il qu'il finit par blesser le jeune homme. S'en suit un dialogue surréaliste où le mafieux est pressé de faire le contraire de ce qu'il a toujours fait. On se retrouve dans la cour de l'immeuble. Hinano retrouve son ami, visiblement entravé par sa blessure. Il est dès lors impossible d'établir la chronologie et le temps séparant les scènes. Le montage devient elliptique. Voici le couple se promenant dans la ville, bientôt la caméra les précède et le mouvement s'accélère, parcourant à une vitesse folle les ruelles de Tokyo, stigmatisant ainsi l'inertie d'un mouvement urbain, d'une agitation nocturne, futile et toujours plus débridée, une course folle vers l'inaccessible. En voix-off le jeune homme discourt sur la nécessité de changement, car il y a trop de tout dans la ville, trop de tout en lui. Cet aspect cosmopolite n'appelle pour lui qu'une seule chose : le choix, et peut-être par-là argumente-t-il sur le suicide, le seul moyen d'échapper au monde à l'oppression constante. Au petit matin, il quitte sa compagne en lui donnant rendez-vous en haut du plus grand immeuble (proche du ciel ?). Il s'éloigne lentement de plus en plus gêné par sa blessure, sa main appuie sur la plaie et apparaît rouge de sang, comme si pour se rendre compte de son mal il fallait le voir et non le sentir.

Nous passons au le plus beau plan du long métrage : Hinano de dos et à contre-jour frôle et caresse une vitre. Une fenêtre se trouvant en hauteur, la ville en contrebas. La jeune femme et la mégalopole semble privée d'assise comme en suspension, en transe. Est-elle là pour retrouver charnellement son amant disparu, pour jouir de la vue et de son rapport à la ville, pratiquement sensuel ou simplement pour retrouver cette épure, cette distance protectrice,

ce dénuement nécessaire au développement individuel en se confrontant à son propre reflet ou peut-être à l'absence de double, au vide ? Par la suite le montage alterne le mouvement des cuisses d'Hinano (un certain fétichisme mais pudique) dans la rue et le choix du yakusa. Après avoir regardé un SDF (pour la première fois le voyeurisme est teinté de compassion) il jette le revolver dans du béton frais. Nous revenons sur la jeune fille, sa main est saisie. Par K ? Ou est-ce à nouveau une poussière dans l'oeil, simplement un mirage ? Une conclusion poétique, chimérique et profondément introspective qui apporte une touche salvatrice et la saveur attrayante d'une entreprise décalée.

 
 
F. Flament
19 Mai 2002

 

 

 

 

 

 

Regard bridé
Film franco-japonais de Jean-Pierre Limosin (1997), présenté au Festival de Cannes 1998 (Un Certain Regard). Avec Shinji Takeda (K), Hinano Yoshikawa (Hinano), Takeshi Kitano (Un Yakusa)... Sortie française : le 9 Septembre 1998.

Multimédias
Bande-annonce (vost)
Photographies (27)

Liens
Un site japonais
Le film sur l'IMDB
H. Yoshikawa et idoles
H. Yoshikawa (photos)

Fiche technique
REALISATION
Jean-Pierre Limosin
SCENARIO
Santiago Amigorena, Jean-Pierre Limosin, Philippe Madral et Yuji Sakamoto

MONTAGE
Danielle Anezin
DIRECTEUR PHOTOGRAPHIE
Jean-Marc Fabre
MUSIQUE ORIGINALE
Xavier Jamaux

INTERPRETES
Shinji Takeda (K)
Hinano Yoshikawa (Hinano)
Kaori Mizushima (Naomi)
Tetta Sugimoto (Roy)
Takeshi Kitano (Un Yakusa)
Ren Osugi (Le conducteur du bus)
PRODUCTEURS
Hengameh Panahi et Kenzo Horikoshi
DUREE
90 minutes
PRODUCTION

Lumen Films

SORTIE FRANCAISE
Le 9 Septembre 1998

 

 
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