Mariage et confrérie. Créer une sitcom jubilatoire et profonde, domptant à loisir le premier degré régressif en une chorégraphie schizophrène ou échangiste est suffisamment rare pour ne pas adresser à Bonnie Turner, Terry Turner et Mark Brazill des félicitations sincères et motivées. Récipiendaires de notre hilarité immédiate et rassasiée, ces anciens scénaristes du Saturday Night Live, du cartoonesque et satirique Third Rock From The Sun ou de l’inénarrable Wayne’s World peuvent se targuer d’appartenir à la vague yankee comique et empressée du moment.

THAT 70’S SHOW

Ils ont en outre eu la présence d’esprit de convoler en justes noces pour ce projet avec des pontes télévisuels tels que Marcy Carsey, Tom Werner et Caryn Mandabach, possédant à leur actif des succès comme Roseanne ou le Cosby Show. La désinvolture attentive et maternelle de la série naît de cette hybridation, du joyeux théâtre expiatoire d’une acné adolescente retrouvée avec une véracité, une proximité pratiquement infantilisante. Car contrairement aux hérésies actuelles qualifiées de real, le programme ne rassemble pas les générations dans le dédain de leurs différences coupables mais propose une (re-)visite amusée, tendre et un brin cynique d’une époque bénie. Les clichés sont ainsi écornés pour accéder à une intense humanité – une redéfinition magistrale et prosaïque de la famille et de son pedigree – que l'intelligence indure tranquillement. Par ailleurs, il se peut que le dialogue d’avec Happy Days serve l’essence truculente de la série qui, par son ton débridé – les pastiches subtiles imbibés de respect qui font mouche instantanément –, ses acteurs attachants – Topher Grace et Kurtwood Smith en tête – et son absence de malignité déborde le cadre caustique et vain des productions à la chaîne abhorrant le contentement au profit de la séduction fadette. Un tel miracle ou agencement n’est pas reproductible, car l’équilibre précaire entre l’épaisseur factice des protagonistes et la carence de détails existentiels qui les taraude, tient lieu d’exception, et l’échec cuisant de son rejeton estampillé eighties nous le prouve sans détour, de cette décennie là il n’y a rien à sauver même plus l’innocence larvaire. That 70’s Show, chronique de six jeunes du Wisconsin en 1976 et de leurs parents, cultive donc l’efficacité et la linéarité de l’humour dans sa splendeur brutale et son burlesque parodique. Le spectateur s’y répand en éclats de rire viscéraux – un psychotrope inoffensif mais ô combien indispensable –, brisant en un vaste tsunami libertaire les digues de l’inconscient pudibond ou retors. Ce constat est d’autant plus paradoxal que le formatage du petit écran enchâsse d’habitude les protagonistes, les caméras et les scripts en une ergastule aliénante. L’intérêt de ces récits kitsch et seventies réside dans la transfiguration fractale des sempiternels salons, cuisines ou sous-sols en des extensions déversées par des héros en creux qui ne prétendent à la plénitude de leur originalité bizarroïde et addictive que reclus en leur gironds – à la manière des protagonistes de La Famille Tenenbaum de Wes Anderson qui sont irrémédiablement liés à leur bâtisse gothique retranchée dans la mégalopole new-yorkaise.

Freaks magnétiques. Les désordres physiques (le troisième téton) ou dérives psychiques sont intégrés au vortex immobile ambiant pour nourrir les standards détraqués de la mémoire. De fait, les caméos jouissifs (Kiss, Alice Cooper…) sont parasités en permanence comme les caractères des héros qui se juxtaposent, s’emboîtent, s’enferment ou s’achoppent – le thème

des poupées russes au centre de la saga Austin Powers qui arbore aussi un générique en play-back. Tout y est une question de couple – hymne générationnel à double détente, simultané –, d’appareillement des contraires, parfois dans le même être élastique – le grand échalas dadais ou l’étranger souple et charmeur. La structure du show – et de ses constituants – s’apparente alors à un gigantesque entonnoir frivole, une madeleine de Proust incongrue attirant malicieusement les souvenirs et émois (sexuels) enfouis dans les strates poussiéreuses des mentalités d’un individu, d’une société. D’aucuns dirons que la fonction d’une sitcom est de suivre une relation de groupe jusqu’à l’éclatement terminal – émergence identitaire ? – en intimités séparées et égoïstes. Friends en est le meilleur exemple avec ses trois mâles et trois femelles issus d’une même caste wasp et destinés à former trois ménages autonomes, charmants et parfaits. D’emblée la série dynamite ce modèle en injectant deux sémillantes jeunes femmes dans un groupe de quatre garçons excités. Le territoire exigu de la petite bourgade de province miniaturise alors les enjeux citadins en délimitant une frontière dérisoire mais implacable – faire trente kilomètres et la césure est fulgurante, le franchissement de l’interdit rédhibitoire, analogue à une escapade en Floride. Tout le nécessaire aux marivaudages, prises de becs ou à la mise en cause de l’autorité (la figure tutélaire du père est le point d’orgue des saynètes) est déjà présent, les personnages peuvent nous entraîner dans leur sarabande échangiste. Car il ne s’agit ici que d’une affaire de troc (autour de la table circulaire), de conjoint – la girl next door rouquine, égérie de Sam Raimi dans Spider-Man –, d’attitude, de profession ou de statut. Ou comment l’autarcie en friche se compose pour enfanter un espace agréable, hébété et faussement dense. En définitive, nous voici devant une réussite désopilante dont la moindre des prouesses serait de se détourner la doxa horizontale, balayante et convergente d’I Love Lucy pour brocarder en un sujet délicieusement passéiste un présent déconnecté et dépressif.

 
 

F. Flament
11 Septembre 2004

 

 

 

 

 

 

Echangisme fécond

Série américaine créée par B. Turner, L. Wallem, M. Brazill et T. Turner toujours en production (7 saisons, 1998-2005). Avec Topher Grace (Eric Forman), Laura Prepon (Donna Pinciotti)... Diffusée aux Etats-Unis sur la FOX et en France par Canal Jimmy.

Liens
Le guide des épisodes
Site sur la série 1 / 2 / 3
La série sur l'IMDB
Laura Prepon / Mila Kunis

Fiche technique
PRODUCTEURS EXECUTIF
B. Turner, C. Mandabach, J. Filgo, J. Ventimilia, M. Carsey, M. Brazill, T. Turner, T. Werner, J. Sternin et L. Wallen

INTERPRETES
Topher Grace (Eric Forman)
Mila Kunis (Jackie Beulah Burkhart)
Ashton Kutcher (Michael Kelso)
Danny Masterson (Steven Hyde)
Laura Prepon (Donna Pinciotti)
Wilmer Valderrama (Fez)
Kurtwood Smith (Red Forman)

MUSIQUE ORIGINALE
A. Chilton, B. Vaughn, C. Bell, D. Tobocman, J. Sudakin et T. Griffin

SCENARIOS
A. Dybner, B. DesHotel, B. Moore, C. Peterson, D. Batali, E. Gilliland, G. Bormet, G. Mettler, J. Filgo, J. Behan, J. Schwab, J. Sternin, K. Newman, L. Wallem, S. McLaughlin, W. Forte...

REALISATEURS
B. Lachman, D. Trainer et T. Hughes
PRODUCTEURS
C. Zander, F. Bario, G. Mettler, J. Madison, M. Hudis, P. Kienlen, P. Stark...
 
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Extrait (vo) N°1 / N°2