Caprice des Dieux. 2095, la mégalopole de New York est méconnaissable transformée en vaste agrégat décrépi, labyrinthique et stratifié où se traînent tristement des zombies somnambuliques en passe d’évanouissement sous une chape grisâtre de nuages étiolés, que seule perce une pyramide flottante et austère, ersatz de soleil.

IMMORTEL (AD VITAM)

En effet, le régime corrompu au plus haut niveau qui préside à la destinée de cet ensemble urbain déconnecté du monde ressemble plus à une dictature autocratique diligentée par une firme eugénique adepte des rafles dans les bas-fonds et friande de la déstructuration clinique des corps qu’à une déclinaison idyllique des vertus républicaines. Les apparatchiks politiques y entretenant les plus troubles collusions avec les bouchers patentés. Il faut dire qu’au milieu des ruines délabrées en passe de scléroser la seule manière d’exister, et d’adhérer aux canons, réside dans le trafic d’organes de synthèse. L’engeance mutante des venelles glauques du dernier niveau associée à la menace extra-terrestre assoupie dans Central Park entérinant la paranoïa oppressante et caillée. Des méandres totalitaires et asservis de cette société disloquée émerge trois personnages. Le premier est Horus, divinité égyptienne du ciel ayant contribué à créer la Terre et qui se voit accorder un sursis de sept jours au milieu de ses ouailles avant son exécution par ses pairs pour rébellion. Viennent ensuite Jill (Linda Hardy volontaire et saisissante de sincérité) une mutante énigmatique aux cheveux azurés et à la vocation indiscernable et enfin Alcide Nikopol (Thomas Kretschmann vu récemment dans un rôle éprouvant pour Le Pianiste) un ancien activiste défenseur des opprimés et pourfendeur des injustices – dont le combat et les idéologies sont encore entretenus par un groupuscule invisible – enfermé en cryogénie il y a trente ans et qui, à la suite d’un incident mécanique, se retrouve à déambuler dans la cité-cimetière non sans avoir payé l’obole d’une jambe pour son évasion impromptue et anticipée. Ces trois trajectoires vont évidemment se télescoper puisque Horus le rapace a besoin du corps sain du fugitif pour s’y incarner et ainsi féconder Jill, l'unique matrice propice à engendrer son immortalité.

Stase mortifère et blême. Pour ce troisième film Enki Bilal – qui transpose ici élégamment deux de ses albums de la trilogie Nikopol, La Femme Piège et La Foire Aux Immortels – a vu les choses en grand, plus de quatre années de labeur, des effets numériques en pagaille, une multitude de dessins préparatoires, bref les moyens créatifs et financiers d’insuffler vie et cohérence

à son univers singulier et distendu. Le résultat est à la hauteur de la ferveur injectée par l’ensemble des participants puisqu’il enterre sans sourciller les réalisations précédentes de l’artiste à savoir Bunker Palace Hôtel et Tykho Moon. Pas que l’essence de l’imaginaire désabusé et du propos séditieux ait beaucoup évolué, non c’est principalement une métamorphose graphique qui s’opère dans le présent long métrage pour nous octroyer un voyage dans une matière nouvelle, hybride, fuyante. Bien sûr les références sont légions, de Charles Baudelaire à Andrei Tarkovski (le personnage du passeur nous rappelant furieusement Stalker), de Metropolis à Blade Runner en passant par la fascination devant les enveloppes désincarnées de Square Pictures (Final Fantasy, Animatrix), des fanges désaffectées d’Avalon aux méditations suspendues façon Wim Wenders et ses Ailes Du Désir. Pourtant, ce qui frappe c’est avant tout une modernité spontanée, innée même, qui entraîne les constats désolés vers des hauteurs insoupçonnées – rien à voir avec la reconstitution anonyme et tape-à-l’œil du Cinquième Elément ou la gangue prophylactique du final de Minority Report. Pour la première fois en effet une greffe bd-cinéma prend avec une félicité contagieuse et stimulante, peut-être par sa propension à joindre, dans une introspection SF, l’obédience surannée et mélancolique d’un passé mythifié aux techniques sèches et sidérantes d’un présent éphémère. Toujours sur le fil du rasoir, suspendu à la manière d’une Jill-funambule au-dessus du tumulte dévasté des arcanes d’une apocalypse sordide, la vision ravagée du cinéaste trouve un exutoire fabuleux dans la juxtaposition. La confrontation du charnel et du numérique, la manipulation des enveloppes et des physionomies, le paradoxe éthique et amusé de l’image. De ces choix de regrouper à l’écran êtres de chairs, créations numériques calquant rigoureusement des acteurs réels et figures fantasmagoriques débridées – le dayak, monstre bouffon et gluant, est un joyau burlesque – naît certainement le magnétisme qui s’extirpe du magma avec une évidence si aérienne qu’elle désarçonne durablement. L’ensemble des héros entretiennent dès lors de curieuses accointances avec leurs apparences gelées et leurs consciences réprouvées, dépossédés de muscles bandés, niés dans leurs existences somatiques autant que psychiques – lorsqu’il existe avec pesanteur on viole leur corps. Sans ce blason contre l’aliénation ambiante, qui ne vise qu’à générer un flux mécanique standardisé et interchangeable, les protagonistes se voient obligés de subir leurs vies et la transe embuée et hivernale du film : ils attendent désespérément d’accéder à leur statut fantôme d’être humain. Le medium intimiste et blafard adopté se démarque alors par le refus systématique du spectaculaire et du divertissement lyophilisé. Avec un pied dans la tombe, il ne s’agit que d’observer les soubresauts de personnages avant leur mort inéluctable et, de fait, en découle l’atmosphère indécise et sonnée d’une entité en pleine mue – à l’instar de Jill – cherchant à éluder une sinistrose, au grincement satiné, en se réinventant en permanence, dans une urgence hagarde et dépitée. La conjonction coagulée de cette épopée cafardeuse, départie des attraits antiques du genre, avec un romantisme exacerbé et déprimé peut se targuer d’une prouesse épurée, métaphysique et violente, la fusion baroque d’une esthétique morbide et sensuelle avec les dérives anxiogènes taraudant tout individu actuel.

Deus in machina. Une relecture ironique du long métrage – pour ne pas dire une mise en abîme – se love dans l’interprétation du rapprochement Nikopol-Bilal. L’artiste habité par une lumière divine et retorse prompte à transgresser et à manigancer – une superbe et majestueuse voix caverneuse et envoûtante, sans frivolités, que l’on veut entendre et goûter pleinement, pour mieux s’y

abandonner –, s’envole au-dessus de ses contemporains, leur faisant bénéficier des ses visions, de ses fantasmes et de son panache cynique. La situation centrale et schizoïde – le triolisme voyeur et la discussion de Nikopol et d’Horus sur le lit sont des instants édifiants – de l’homme en tant que roseau pensant est la problématique qui affleure constamment le trouble désuet de la forme, simple musée délaissé d’un monde en voie de glaciation, tour d’ivoire biscornue d’une pétrification pixellisée. Comme une nature ombrageuse réprimée derrière les carreaux frigides d’une salle de bains, une essence véritable maintenue à distance par des amphétamines permettant d’oublier ses désirs et ses souvenirs les plus profonds, de respirer un air confiné et toxique. L’esprit prisonnier d’un scaphandre terrifiant dont les seules perspectives sont ces pense-bêtes virtuels dans le ciel écrasant pour simplement se rappeler qu’il a été là, avant de péricliter inexorablement. Dans la disette environnante difficile de ne pas voir une projection du monde intérieur de personnes maintenues en suspension (on rejoint une interprétation possible de l’Avalon de Mamoru Oshii) ou en catatonie artificielle – un dispositif buccal qui mime ce que l’on nous force à ingurgiter contre notre volonté – dont la poésie des larmes bleues indélébiles et ce bras maculé d’avoir pénétré trop intensément une sphère alanguie restent les dernières manifestations tangibles d’idéaux (tel que l’amour) dévoyés. La morale – l’anathème – demeurant ambiguë. Si il est admis qu’il faut perdre ses capacités extraordinaires et se voir déchu de ses aspirations célestes pour devenir «humain» – cette fameuse «intrusion» seul espace ouvert et communiant avec l’extérieur (s’agirait-il d’un organe appartenant à un tout qui échappe même à l’institution démiurge) de l’intrigue – et vivre sans souffrance – l’aveuglement forcé à force de propagande et d’endoctrinement naphtaliné – qu’en est-il de la dernière séquence ? Une possibilité d’échapper à un système drastique et à une politique d’annihilation pour profiter de ces «beaux jours», un paradis terrestre printanier après la léthargie neigeuse ou plus prosaïquement les rêves éveillés d’Horus ou semi-conscients de Nikopol retourné en captivité (ni plus ni moins que les interrogations de Philipp K. Dick dans l’inégalé Ubik) ? Immortel (Ad Vitam), quelque soit l’angle retenu, est une réussite indéniable dans la transcription des vues de l’esprit par l’évocation embrumée des limbes cérébrales, fantasmes errant langoureusement en quête de rédemption post-mortem, le corps depuis longtemps dévoré et amalgamé par une évolution perverse et infâme.

 
 

F. Flament
27 Mars 2004

 

 

 

 

 

 

De la texture des rêves

Film français de Enki Bilal (2004). L'artiste signe une épopée cafardeuse où s’égrène, sur les corps blêmes et éconduits, la fusion baroque d’une esthétique morbide et sensuelle avec les dérives anxiogènes contemporaines. Sortie France : 24 Mars 2004.

Multimédias
Bande-annonce / Trailer (vast)
Photographies (23)

Liens
Le site officiel français
Le film sur l'IMDB
Site sur Enki Bilal 1 / 2

Fiche technique
REALISATION
Enki Bilal

SCENARIO
Enki Bilal et Serge Lehman d'après les albums d'Enki Bilal

DIRECTEUR PHOTOGRAPHIE
Pascal Gennesseaux

INTERPRETES
Linda Hardy (Jill Bioskop)
Charlotte Rampling (Elma)
Thomas Kretschmann (Nikopol)
Thomas M. Pollard (Horus d'Hiéraknopolis)
Yann Collette (Froebe)
Frédéric Pierrot (John)
Jean-Louis Trintignant (Jack Turner)
Corinne Jaber (Lily Liang)
Joe Sheridan (Kyle Allgood)

MUSIQUE ORIGINALE
Goran Vejvoda, Sigur Rós et Vénus

DUREE
102 minutes

PRODUCTION
Téléma Productions et TF1 Films Production / UFD (Distr.)
 
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