La route de la Soie. Récipiendaire d’une Montgolfière au Festival des Trois Continents de Nantes en 2002, Le Faisan D’or joue de la pauvreté de ses moyens (noir & blanc, son mono…) pour narrer dans une ténuité et une structure absconse le cheminement forclos de la vie. Et l'auteur kirghize d'ajouter stoïquement que "ce n'est pas par snobisme. [...] Mais comme disait René Clair, un de mes maîtres, l'esprit devance la technique.".

LE FAISAN D'OR

En accolant par un montage abrupt et étourdissant de sécheresse deux conceptions spatiales et ontologiques, le voici qui distille l’errance de quatre enfants désoeuvrés qui gouttent au plaisir de la découverte déambulatoire en recherchant la ligne de chemin de fer surnommée «La Route de la Soie» ; un frisson glaneur qu’il aura tôt fait d’envoyer valdinguer lorsque les gosses entrent en contact physique avec les rails, pour pénétrer dans la structure métallique, décrépie et enchevêtrée, lancée à vive allure dans la steppe battue par les vents cinglant les visages. Chevillés à un wagon bringuebalant – un tunnel roulant exigu où l’oiseau siamois n’a de cesse de se cogner – nous suivons des personnages à la dérive, porteurs des bacilles de l’amertume et du pragmatisme stérile, tel un peintre dont les visions artistiques se heurtent à l’incompréhension cynique de ses compagnons d’infortune (qui n’ont selon ses dires que deux pieds identiques), une contrôleuse aigrie et tiraillée entre un ancien amant ivrogne et une fille qui s’engage sur le même piteux chemin que le sien. Jeté hors du train en marche par un groupe d’escrocs racketteurs le dessinateur se retrouvera face aux enfants, à sa mémoire et à la pureté de la véritable beauté (une fillette à l’harmonie bouleversante, progéniture du cinéaste, à laquelle est dédiée une œuvre arborant fièrement sa dimension cyclique).

La subjectivité de l’artiste. Dans cette nonchalante et sidérante plongée en terre kirghize le cinéaste Marat Sarulu – dont il s’agit du deuxième long métrage après In SPE en 1993 sans compter sa participation en tant que coscénariste à la réussite flamboyante et contenue du Fils adoptif de Aktan Abdykalykov – habille d’une élégie désespérée les condensations de l’espace qui impriment sa pellicule. Et nous les lapons comme les gouttes d’eau cristallines, accrochées et tintant aux branches décharnées d’une forêt déserte, étouffante et méticuleusement agencée, avec la même délectation innocente et espiègle que les jeunes enfants colonisant dans une vélocité impétueuse la cocasse première partie nébuleusement intitulée «Mon Frère» – pour ne pas dire mon double. Dans ces brumes ataviques prisonnières des souvenirs de la prime et fraîche jeunesse – ce jeu du garçonnet et de la fillette de chaque côté d’une palissade éventrée – les paysages se font sauvages et pénétrants, magnifiés par une caméra accédant à la conscience, glissant, ondoyant, se liquéfiant en teintes grises délavées dans la recherche d’axes incongrus et de travellings flottants. En cela le cinéaste justifie et met en pratique une des dernières répliques du peintre lorsqu’il fait le poirier devant un des gamins mi-incrédule mi-séduit : «il faut parfois changer de perspective». Ces premiers jets fulgurants constituent le principal intérêt du film puisque déchargés de toute la lourdeur rhétorique et de l’appesantissement didactique étiolé sur l’amour et la condition de l’artiste émaillant la seconde partie «La Route de la Soie». Ces plans gratuits d’un poisson dans l’eau tourbeuse et froide d’une source, d’un balancement au-dessus d’une flaque ou d’une immensité désolé et insondable constituent la vision lunaire – clin d’œil au premier humain en apesanteur qui ne serait pas Gagarine mais le créateur, l’utopiste dépité – d’un territoire terminal, abandonné volontaire et dont les rails maculés constituent les magistrales lignes de fuite. Mais cadenassées, tendues et oppressantes pour des somnambules aphasiques tel le Travis de Paris, Texas. Cette voie de chemin de fer hautement métaphorique résonne alors comme une frontière réfléchissante, celle d’avec son inconscient, repoussé à une périphérie fallacieuse, et qui se permet quelques saillies des plus crues (ce coït débordant de bourrelets). Par un curieux jeu d’opposition croisées et d’échos psychiques (intérieur et extérieur / abstrait et expressionniste), le réalisateur achoppe deux réalités, deux espace-temps poreux que l’on imagine longtemps reliés par une temporalité, abolie in fine. C’est dans ce dialogue redondant, les errements de la forme et des personnages ou cette résurrection (l’artiste demeure immortel, atemporel et schizophrène il revit les mêmes délires et vexations sans la capacité de s’oublier dans son lignage ou la possibilité d’accéder à l’éternité car il ne saurait subsister de postérité dans un tel agencement spatiotemporel et suffisant) que l’auteur réinvente la maxime de Ponge : «l’homme est l’avenir de l’homme». Mais ici pourvue d’une sémantique plus sournoise, car y réside l’immensité introspective et infirme du long métrage : un mythe sisyphien, il n’y a pas d’avenir sinon la réitération, la récitation sage d’un épître apocryphe. En définitive il n’y a et n’y aura jamais que «le train, la steppe et toi», autant dire un compartiment unique réapparaissant à l’infini (la mère et la fille discutent changeant de place au fur et à mesure de l’avancement pour reproduire à l’identique une icône castratrice), un purgatoire de fer, et des visages. A la manière de Chantal Akerman dans D’Est le réalisateur nous entraîne dans un paysage de faces où il joue délicatement des liens et correspondances entre caractères, objets, horizons et identités. Il n’y est pas question de chronologie mais bien d’analogie des traits, des crevasses et des cernes. La fulgurance du temps n’a de cesse de télescoper les trois enfants avec le personnage du peintre (le chef de bande au couteau effilé qui sait pourfendre l’hypocrisie de ses contemporains), de la contrôleuse éperdue (la petite fille apeurée) et du paysan exilé et inerte serrant son mouton comme une dérisoire amarre (le garçonnet énamouré). Il en va de même pour les sentiments entremêlés entre les deux univers : l’amour et une chevelure retranchée sous un béret émouvant. Les figures érodées se superposent douloureusement à mesure que l’on s’enfonce dans un tunnel de mort, passage obligé des passagers voués à disparaître dans les tréfonds vicieux de l’obscurité. Il ne reste donc rien pour nous guider ou nous raccrocher dans un continuum qui ne nous sied plus, que des souvenirs que l’on refuse de polluer (l’épisode de la robe de la petite fille). Paradoxe d’une vie terne nous rejetant inlassablement dans un port d'origine désaffecté que l’on cherchait à fuir car idyllique et trompeur (résurgences désagrégées et esquissées).

A la verticale de la stagnation. En reprenant la parabole ferroviaire et son étrange impact esthétique qui faisait merveille dans Peppermint Candy, Marat Sarulu brocarde la singulière propension d’un monde dégénérescent et immobile se gargarisant de sa dynamique indomptable. Rien ne saurait juguler la marche d’un progrès qui, fort de sa superbe, transfigure les rochers en poussière dansante qu’il efface d’un

coup d’éponge. Pourtant, en filigrane, le discours est tout autre puisque la structure même du film nie la conception de progrès en signifiant que le chemin ne mène nulle part sinon en la répétition inexorable des faits et gestes (plus de distance mais un montage des visages) par des coquilles de chair vides parquées dans un squelette de métal. En cela la démarche abrasive du réalisateur – s’emmêlant dans son concept nébuleux aux relents exotiques naphtalinés – s’oppose à celle du magnifique Blissfully Yours de Apichatpong Weerasethakul qui choisissait un cheminement déflationniste en libérant lentement ses trois personnages de leurs oripeaux sociétaux pour accéder à leur subtile quintessence irisée : ils finissaient par jouir, eux. Sur la ligne infernale et obsolète, prisonnière du passé – le grand-père de l’homme l’a construite avant de l’emprunter pour être précipité dans les camps de rééducation –, les caractères se dédoublent et les enfants se coltinent à leur devenir, coincés qu’ils sont entre symbolisme appuyé et structure narrative bancale. Dans ce mobile tintant, un être-tronc (humanité incomplète) traverse la toundra désertique en suivant un curieux cordon ombilical. Car il s’agit ici pour l’artiste, le céladon ou l’amante délaissée de retourner à la matrice utérine nourrie par les déchets improbables et les bribes desquamées par le train, seules traces austères et affligeantes d’une vie devenue inutile et vaine. La contrôleuse confrontée à son présent suffoquant et à une fille réitérant ses actes aura d’ailleurs cette édifiante réflexion : «Je suis montée jeune dans ce train et je ne peux plus en descendre», avant de poursuivre par une terrifiante sentence s’adressant à la charpente de fer rêche autant qu’aux hommes de passage, «tu m’as vidée peu à peu». Dans la conception du cinéaste l’amour chaste et ingénu se décline en paysages mirifiques où l’on badine à loisir tandis que les relations sexuelles se complaisent dans les fumées létales, âcres et caillées d’une mécanique industrielle et riment avec aigreur ou vacuité existentielle. La force sincère de l’enfant ou de l’artiste consisterait à transcender la stase affligeante et fangeuse pour s’élever dans les cieux et oublier le lendemain ainsi que le déterminisme biaisé de ce dispositif. L’inspiration tirant son intensité de ce salut aux nuages – ou à soi-même, un peintre perclus d'engelures ou un démiurge mégalomane –, héliaste indulgent de notre ouroboros claustral pour qui l’amour empreint de véracité pardonne tout. Pour autant nous sommes loin de sombrer dans la théologie accablante ou le prosélytisme lénifiant puisqu’il n’est jamais question d’intervention extérieure et encore moins divine dans ce monde autarcique se nourrissant de ces propres déjections – une ironie stigmatisant les dernières heures de la révolution communiste et le règne autocratique de Brejnev. A peine l’image récurrente du faisan, ambigument allégorique, butinant notre terre au milieu d'images filantes, démoralisantes et parfois sordides, il est la personnification de l’artiste ou de l’inadapté, celui qui possède le don ou la malédiction de la lucidité (échapper au magnétitisme du flux) quant à la futilité d’une histoire simple amalgame de tristes circonvolutions. Ses codétenus semblent complaisamment passifs (le paysan arraché à son éden) sûrement que leurs personnalités ont été abjurées par leur séjour au purgatoire, ou plutôt oblitérées en même temps que leurs iniques billets.

 
 

F. Flament
4 Octobre 2003

 

 

 

 

 

 

De la poussière sur les rails

Film kazakh de Marat Sarulu (2001). Un souffle d’émotion limpide qui brosse le portrait d’un purgatoire moderne, inique et paradoxal, condamné à voir filer par le truchement des vitres son enfance de bonheur et d’innocence. Sortie française : le 6 Août 2003.

Multimédias
Bande-annonce / Trailer (vost)
Photographies (3)

Liens
Le film sur l'IMDB
La fiche d'Allociné
Festival des 3 Continents

Fiche technique
REALISATION, SCENARIO
Marat Sarulu

INTERPRETES
Busurman Odurakaev (L'Artiste)
Tynar Abdrazaeva (La Contrôleuse)
Mukhambet Toktobaev (Le Mari)
Kabatai kyzy Elmira (La Jeune Femme)
Tamlay Imanaliev (Tamlay)
Urmat Samudunov (Urmat)
Japarkul kyzy Jarkinay
Shayilda zulu Jirgalbek

MUSIQUE ORIGINALE
Baktybek Alisherov

MONTAGE
Tylek Mambetova

DIRECTEUR PHOTOGRAPHIE
Kadirjan Kidiraliev

SON
Rishbek Mamirkanov
DUREE
77 minutes

PRODUCTION
Kirm Kino (Kazakhstan) / ASC (Dist.)
 
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