Colmater les brèches. Curieux objet que ce making of d’un long métrage avorté et supplicié qui, face à l’adversité du destin, ne parvint jamais à s’incarner. La chronique d’une débâcle incroyable et d’un étiage apologétique ne laissant dans son sillage cataclysmique que quelques perceptions immanentes et lumineuses – sautant véritablement aux yeux dans les respirations attendries du reportage – à révérer dans notre imaginaire cinéphilique.

LOST IN LA MANCHA

Au premier rang desquelles celles d’un Jean Rochefort hiératique, espiègle et splendide, chevauchant, dans les contrées arides et désertiques de la péninsule ibérique, une carne famélique accablée par le poids d’un armure interlope et dépenaillée mais aussi les bouffées mutines d’une Vanessa Paradis parée de somptueuses toilettes faisant tournoyer la lumière sur ses paupières mi-closes. Lorsque le singulier cinéaste américain Terry Gillian – jadis membre du Monty Python Flying Circus et célèbre pour ses conflits ubuesques d’avec ses financiers sur Brazil ou Les Aventures Du Baron De Munchausen – réunit sous la houlette du producteur français René Cleitman un maigre budget de trente-deux millions de dollars, il s’empresse de mettre en branle le projet ambitieux de L’Homme Qui Tua Don Quichotte, mûri depuis pratiquement dix ans. Un périple halluciné au cœur de l’œuvre de Cervantès où Johnny Depp (Ed Wood, Pirates Des Caraïbes, From Hell, Desperado 2 : Il Etait Une Fois Au Mexique…) incarne un publicitaire contemporain bringuebalé du vingtième siècle dans l’Espagne de la Renaissance pour se muer en un Sancho Pança bien décalé. Afin d’immortaliser le tournage du mythe térébrant et picaresque, sur lequel Orson Wells échoua copieusement, le voici cooptant Keith Fulton et Louis Pepe sur le plateau et en coulisses pour assurer la fonction de témoin qu’ils avaient préalablement endossée et rôdée sur L’Armée Des 12 Singes. Ils nous livrent donc sur pellicule une formidable expérience de spectateur abasourdi, celle des vicissitudes décrochées et distendues du processus créatif mais surtout de l’échec, une situation hautement dramatique s’il en est. Car rapidement il apparaît que tout le pan administratif du projet-patchwork va à vau l’eau. Aucun contrat cohérent ou arrêté, des délais inexistants et grotesques frisant l’hérésie, un studio à l’acoustique confondante, une équipe technique s’apparentant à une Babel métissée, des vedettes volatiles en goguette… Le fiasco se profile devant un réalisateur impressionnant de stoïcisme qui projette son optimisme fantasque et sa joie enfantine – comme un filtre d’abnégation – dans les tâches créatives les plus simples ou les plus spirituelles (élaboration de monstres de poche, acharnement à retranscrire ou imposer ses vues concernant les marionnettes…) abhorrant dans un autisme grave le moindre singe funeste pour préserver, coûte que coûte, l’existence de son rêve et endiguer la catastrophe. Même si un voile inquiet flotte sur son visage lorsqu’il invective le panorama par la sentence prophétique selon laquelle il contiendrait en son sein «un immense potentiel de chaos».

Subtile fragilité du processus créatif. Lost In La Mancha ne vaut que pour la décortication, l’autopsie et la conjuration d’une malédiction inexorable, d’une fuite irrépressible vers l’abîme d’un esprit aux prises avec les affres cacophoniques de la traduction des ses impulsions synaptiques ou erratiques. Les pluies diluviennes succèdent aux F16, déchirant le ciel d’azur avant que la double hernie discale de l’acteur

français ne scelle définitivement, par coercition, le sort d’une entreprise à la fragilité et à la fulgurance sidérante. Si nous faisons fi d’un graphisme hasardeux sinon laid, d’une absence d’invention rédhibitoire au montage, de micro-événements bien fades ou du prosaïsme des organismes d’assurance, notre vision se dissout, impavide, dans le malaise nébuleux ambiant. Nous accédons alors à une sorte de satori, l’instant fugace de l’équilibre, de l’éveil ambivalent. La conjonction d’un enthousiasme artisanal avec la logique implacable de l’industrie pour une anthologie rongeuse et souterraine. Et l’aliénation de l’auteur par son dessein de s’agréger, spéculaire, pour soutenir une exégèse excentrique de la minceur et du péril des entreprises artistiques humaines. Ou comment l’expropriation corticale, la peinture de l’imaginaire, se heurte à une réalité qui le contamine insidieusement jusqu’à l’agonie. Loin des adjectifs qui ont été accolés à ce un-making of (absurde, délirant, cocasse, burlesque…) nous ressortons surtout de ce spectacle douloureux – improvisant la fin des utopies – taraudé par une profonde déprime pragmatique. Le fantasme démiurgique en prend un sacré coup, par la dépendance aux êtres de chair (opposés aux pantins façonnables) ou la cruelle métaphore contenue du rapport au temps, celui de l’esprit (des années de pensées, de gestation attentive et d’évocations soupirées) et celui du filmé (suspendu, à la célérité féroce et castratrice). Inconsciemment, les deux réalisateurs ont saisi une phénoménologie troublante et alternée, l’impression d’une abstraction moirée dans nos psychés, d’un spectre languide qui appartient à l’intersection du somatique et du psychique, pour ne pas dire sur la frontière houleuse de la réalité et du songe. Comme ce couple désarçonnant formé par la luminosité et l’aridité, l’entité psychique refuse, de l’aveu même du créateur, de se résoudre aux diktats mercantiles. Refusant d’exister en reniant sa nature tout en se dévoilant pudiquement, elle essaye d’échapper à l’injonction mystérieuse de Yasunari Kawabata : La Beauté, tôt vouée à se défaire. Pari gagné, les icônes dansantes entraperçues dans un flou élégant résonnent pour longtemps aux confins du panthéon ébahi de nos chimères.

 
 

F. Flament
20 Septembre 2004

 

 

 

 

 

 

Le radeau de la méduse

Film américano-britannique de Keith Fulton et Louis Pepe (2001). Chronique d’une débâcle laissant dans son sillage cataclysmique de fines perceptions immanentes et lumineuses, à révérer dans notre imaginaire. Sortie française : le 16 Juillet 2003.

Multimédias
Bande-annonce / Trailer (vost)
Photographies (26)

Liens
Le site officiel américain
Le film sur l'IMDB
Site sur le long métrage
Site sur Vanessa Paradis
Site sur Johnny Depp

Fiche technique
REALISATION
Keith Fulton et Louis Pepe

MONTAGE
Jacob Bricca

PROTAGONISTES
Terry Gilliam (Lui-même)
Johnny Depp (Lui-même)
Jean Rochefort (Lui-même)
Vanessa Paradis (Elle-même)
Jeff Bridges (Le Narrateur)

MUSIQUE ORIGINALE
Miriam Cutler
PRODUCTEURS
Andrew Curtis, Lucy Darwin et Rosa Bosch
DUREE
89 minutes

PRODUCTION
Low Key Pictures Production et Quixote Films / Haut et Court (Distr.)
 
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