CHEN MO ET MEITING (DEBOUT)
Un encart laconique nous rappelle alors sans ambages et dans une fulgurance désarmante les terribles répercussions de la révolution culturelle, le gâchis d’une génération sacrifiée par la diligence exaltée de ses pairs fantoches. Dans le giron famélique et désolé de cette cité-synecdoque deux êtres à la misère et au désenchantement polaires vont s’attirer pour former un noyau éphémère, en marge de la plèbe, susceptible d’endiguer les méfaits aliénants d’un capitalisme bien peu disert qui prolifère anarchiquement sous couvert du sacro-saint conservatisme. Après tout un vieil adage de l’empire ne soutient-il pas que le monde prospère à l’unique condition que les contraires agissent ensemble ? Chen Mo est un vendeur de fleurs à la sauvette venu de sa campagne natale pour engranger un pécule suffisant et idoine, son frère atteint de dégénérescence maculaire pourrait ainsi sauver ses yeux. Meiting pratique pour sa part la coiffure et le massage dans un salon miteux, son choix n’étant dicté que par le graal du logement – les loyers sont inabordables et en hausse constante sinon exponentielle – octroyé par son patron absent en maigre récompense (exiguïté rédhibitoire) de son labeur. Fuyant les policiers omniprésents Chen Mo confie sa cargaison horticole à la jeune femme. Leur rencontre chaotique devant des toilettes publiques austères est scellée. Plus tard, alors qu’il vient se faire shampooiner, le jeune homme intervient promptement auprès d’un client qui voulait molester et violenter Meiting. Elle est renvoyée séance tenante. Et voilà comment le couple mal assorti se retrouve dans le dédale des rues mortifères, à vivoter dans le très modeste logement de Chen Mo qui doit rapidement trouver un nouvel emploi capable de retarder l’échéance rampante et lancinante de l’expulsion. Lentement, les deux déracinés créent dans cet espace restreint, infantilisant et torturé – le nombre d’entités avec lesquels ils interagissent est plus que limité – un bloc familial idyllique mère/père/marmot chacun endossant un rôle selon le jour de la semaine. La guérite branlante se transforme le temps de quelques heures déclinantes et revigorantes en un éden rassurant et protecteur (car extrait des flux migratoires et incessants) que l’on ne souhaiterait quitter sous le moindre des prétextes même impérieux. La chaleur, voilà le nerf intangible de la guerre. A condition de parvenir à confondre l’animale, nécessité tyrannique d’une survie nocturne, et celle des sentiments fracturant la gangue officielle qui atrophie les cœurs par contumace.
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Vol au-dessus d’un nid douillet. Le cinéma chinois est à un confluent artistique d’une vitalité n’ayant d’égal que le bâillonnement qui l’entrave depuis un demi-siècle. Doux euphémisme lorsque l’on se remémore les extraordinaires instants de grâce brute et élégiaque qui ont émaillée nos dernières années de spectateurs. Que ce soient les œuvres de Jia Zhang-Ke (Platform, In Public, Plaisirs Inconnus ou Xiao Wu Artisan Pickpocket) de Yu |
Lik-Wai (Love Will Tear Us Appart et All Tomorrow’s Parties) de Wang Xiao-Shuai (So Close To Paradise, Beijing Bicycle, dont les effluves nous saisissant ici au détour de quelques plans urbains désemparés, et Drifters) ou même récemment de Li Yang avec son mémorable Blind Shaft qui parvenait à instiller la dramaturgie occidentale à l’intérieur de sa vision acérée de rapporteur du réel, la sixième génération de cinéastes chinois a véritablement explosé sur la scène internationale depuis 1997. Ceci, principalement, en se démarquant singulièrement des productions académiques de la précédente mouvance post-endoctrinement estampillées par le gouvernement et glorifiant – superbement avec les fresques soyeuses, théâtrales et sophistiquées de Zhang Ymou (Epouses Et Concubines, Le Sorgho Rouge, Hero, Happy Times…) et de Chen Kaige (Terre Jaune ou Adieu Ma Concubine) – les valeurs d’une civilisation ancestrale en redéployant l’idolâtrie inféodée d’un idéal politique sur un nouveau support. D’une invention constante motivée par une pénurie de moyens, des tournages clandestins (harnachant l’image d’un grain râpeux si particulier) et une obsession de conteur voyageur, les jeunes artistes d'un siècle issant ont su tirer un idiome universel, dépassant les clivages géographiques ou techniques pour s’orienter vers un retranscription précise, impitoyable et sans concession de la souffrance du présent par un étrange climax agrégeant délicieusement réunion et empathie. Saisir les vains débattements d’une société en attente (de son passé ? de son futur ? de sa nourriture quotidienne gage de subsistance ? d’une utilité quelconque ?), à l’agonie, vendant son âme usée et ses certitudes effarouchées au fil d’une spirale déliquescente, incapable de se colleter en tant que groupe assisté à une conception mercantile des échanges. Wang Chao et son magnifique Orphelin D’Anyang – long métrage et roman éponyme – nous avait gratifié il y a deux ans d’une peinture réaliste et bouleversante, d’un instantané du cœur et du corps d’un peuple définitivement empêtré dans les affres sordides d’une mutation consumériste bien trop violente pour être assimilée. Présenté avec succès au Festival de Berlin 2002, Chen Mo Et Meiting de l’ancien reporter Liu Hao ne révolutionnera pas notre perception cognitive et sensorielle de la Chine délabrée, certainement parce qu’il échoue dans une certaine mesure là où plusieurs de ses compatriotes remportaient haut la main la manche : parvenir à fusionner l’aspect rugueux, concret et saillant du documentaire engagé avec la fiction à la nécessaire et puissante intensité. La semi-réussite qui découle de cette congruence un peu artificielle, et arborée trop prestement, pâtit aussi des partis pris de mise en scène adhérant de manière excessive aux canons de l’esthétique et de l'iconicité en vogue chez ses condisciples. Néanmoins, le long des soixante-quinze minutes étiolées et diaphanes – à l’instar des êtres qu’il dépeint, s’asséchant au fil du récit jusqu’à devenir cassant, jusqu’à se briser – le réalisateur réussit subtilement, d’une pointe légère et poétique éconduisant le moindre fard galvaudé, à éperonner la condition délicate de la population citadine de Pékin – enfer populaire de statuts à conquérir –, oblitérée par une engeance politique et démagogique pharaonique, sardoniquement préhensile. A l’abandon, ces hères ne peuvent que se noyer dans des circonvolutions (les sinuosités dessinées à la bicyclette rappellent furieusement le récent joyau sud-coréen Peppermint Candy) claustrales écrasées par le poids des tabous et de la répression ou trouver refuge dans la masse démographique (la pression sociale qui voit Chen Mo chahuté parce qu’il stationne trop longtemps désœuvré dans la rue, à attendre). Les réflexes ont la peau dure malgré le délaissement qui ulcère et la précarité qui déchire. Sans oublier une solidarité en berne pour qui découvre le profit exonérant des obligations prévenantes d’hier. Peu ou prou, l’observateur à la caméra s’ingénie en convoquant la subjectivité dissonante à débouter le discours étatique et à présenter des hommes et des femmes contemplatifs (cherchant un observatoire solitaire et libéré des diktats du sol abreuvé de bonheur disparu – un toit lunaire et terminal –, qui surplombe une ville à la froideur grisâtre et désaffectée) qui ne se départissent jamais de leurs vêtements, uniforme de seconde peau, et ayant viscéralement «besoin de mordre». Pour se faire il puise dans divers mode stylistique – comme l’ivresse qui imbibait Suzhou River – dont une propension au néoréalisme avec ces nuées d’oiseaux hagards – où vont-ils ? Ils n’ont pas la même direction lors de leur deux apparitions et semblent prisonniers du terne ciel cadré – exprimant avec force lyrisme le voyage immobile d’une caste oubliée, en route vers sa déchéance.
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F.
Flament |
Film sino-germanique de Lui Hao (2002). Remarquée à Berlin, une chronique âpre de la réalité urbaine chinoise errant tristement entre reliques psychiques de la dictature du prolétariat et capitalisme sauvage insidieux. Diffusion sur Arte le 21 Janvier 2004.
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