Dimensionnalité sereine. Initiée il y a presque vingt ans par Jim Jarmusch avec le facétieux comédien Roberto Begnini lors du tournage de Down By Law (1986), la série des courts métrages baptisée Coffee And Cigarettes – évoluant crescendo, au gré d’un temps suspendu, de variations de plus en plus sophistiquées en surface (l’aspect granuleux s’estompe avec les années) et torturées en profondeur (des scénarios et une narration qui s’épaississent dans leur portée figurative ou polémique) – se voit aujourd’hui compilée dans un inégal long métrage connaissant l’honneur d’une sortie en salles printanière.

COFFEE AND CIGARETTES

Le pape du cinéma indépendant – dont les successeurs, toute proportion gardée, pourraient être Sofia Coppola (Virgin Suicides et Lost In Translation), Paul Thomas Anderson (Magnolia, Punch-Drunk Love…) ou Wes Anderson (Rushmore, La Famille Tenenbaum…), sans oublier le vindicatif et opiniâtre Vincent Gallo (Buffalo'66 et l’incomparable The Brown Bunny) – enfile onze saynètes minimalistes, au sujet brouillé dans les volutes blêmes de cigarettes et à l’ambiance évanescente, sinon fugitive, engoncée dans l’abîme troublant d’une tasse de café, pour former un ersatz de moratoire invertébré. Un hiatus ludique et insolite pour un faux-agrégat qui gravite autour d’un plan fixé du plafond par un œil lascif, surplombant une table modeste jonché de caféine à moitié consommée et de paquets de nicotine froissés, la métaphore d’un monde consumériste, pressé et abyssal, en quête de sa dose de sens. Cet éloge lâche, ténu et dilatoire de la débauche désinvolte se fond dans des bribes de conversations digressives et des situations à la propension loufoque et tabagique. Sur un tempo badin et délayé, au ton résolument absurde, le cinéaste en léthargie depuis le mémorable Ghost Dog accole une myriade de connaissances pour un défilé hautement photogénique, néophyte et branché, des chantres de la scène hip-hop (RZA & GZA), au rockeur iconoclaste Iggy Pop en passant par un acrimonieux Tom Waits ou une troupe foutraque d’acteurs jubilatoires (Bill Murray, Steve Buscemi, Alfred Molina et consorts). Les sujets abordés lorsqu’un bavardage cesse la voltige liminaire pour se poser nonchalamment frôlent la vacuité déconnectée, un concentré des pulsions synaptiques d’un esprit dérivant, départi de ses oripeaux socialisants, comme emporté par un vibrato taciturne d'Otis Reding. Nous touchons alors à la volonté souterraine qui taraude chaque court segment, celle du déni d’une temporalité et d’une spatialité envisagées comme arbitraires, mystérieuses et crânes pour embrasser avec inspiration la notion de dimensionnalité, presque ésotérique. Que ce soit par le jeu sur les durées ou le formalisme des cloisons et des lieux enserrant – presque en connivence – les protagonistes, les films nous emportent hors d’un continuum classique et usurpé pour s’enhardir à contempler l’insondable perplexité d’un environnement qui nous contrôle et nous hypnotise beaucoup plus que l’inverse. Sur un mode mineur nous voici donc conviés à un savoureux voyage aux confins d’une réalité maîtrisée et tangible. Alors seulement, plongés dans un ennui futile et ouaté, un prodige analogue à celui du cinéma de Takeshi Kitano (Hana-Bi, Dolls, Violent Cop…) s’enclenche : à force de décalages et de décrochements judicieusement agencés l’âme détachée se met à flotter, à tourner vertigineusement autour d’elle-même, tout à la fois référent et observatrice pour ainsi effleurer une sorte de sagesse atavique, enfouie, expirée dans une amplitude dédaigneuse et fatale. Une source merveilleuse et captivante d’où émane la plus pure et attentive des mansuétudes.

Complainte à deux voix. De cette dialectique saugrenue, enfumée et souvent caustique de l’être avec son essence, découle le second pan formel de l’œuvre à savoir sa structure stéréophonique. Mu par ses penchants musicaux et son amour inconditionnel des notes, le réalisateur traduit ici les mélodies en langage parlé et réciproquement – l’oreille est l’organe d’achoppement par excellence entre

téléphones portables, effets linguistiques et mutisme résigné. De fait, les motifs plastiques en bichromie enjoignent surtout à analyser la conversation lancinante et intérieure, celle du corps et des rythmes qui l’entourent, le baignent dans un singulier cytoplasme opiacé. Cette musicalité endogène de l’individu, qui s’accorde ou détonne par rapport à la symphonie ambiante – une antienne un brin despotique comme le temps échafaudé par l’homme pour régenter un gouffre inconnu et tétanisant – débouche dans la seconde partie sur des interrogations quant aux disparités sociales, sexuelles ou raciales. A ce titre le sketch mettant en vedette Cate Blanchett, opposée à elle-même, serait le nœud gordien du projet. La profusion, sur fond de concerto brandebourgeois, de remarques acides, de non-dits pesants et d’éléments de distance gênée – jusqu’à la remarque finale du serveur condescendant – instille un malaise palpable. Car pour la première fois dans la chronologie anecdotique du long métrage la parole ne semble plus transmise, fluide ou languide mais expulsée, s’entrechoquant avec le décorum clinquant et propret et encourant une répression irraisonnée. A contrario, le dernier opus ou le fugace Renée éconduisent le mot (symbolique du café) pour jouir, dans les brumes denses de nuages traînants, du silence et des mélopées aériennes qui le sous-tendent. Grâce à ces saillies volées une amertume lucide et issante nimbe l’auditoire comme pour subjuguer, dans une torpeur sèche et rauque, sa dualité métisse (la poudre sucrée et virginale qui se fond dans le néant d'ébène de l'arôme robuste d'arabica). Loin de l’élégance d’In The Mood For Love, Jim Jarmusch prodigue sans ambages une leçon probante et édifiante sur les spectres rôdant en catimini, dans le bourdonnement constant émaillant l’envers du tumulte et des vitupérations, et ce, en assumant pleinement le syndrome de répétition dans ses variations interconnectées. Le tropisme sybarite de ce chapelet s’adjoint alors à un nostalgique passage de témoin, toute l’œuvre de l’auteur résonnant dans la moindre aspérité, éclaboussant les encarts noirs des césures tranchantes – Bill Murray lui-même, malgré son regard fatigué et sa silhouette dubitative indissociable de Lost In Translation, n’en a pas fini d’être éprouvé au supplice, et revit ici son delirium du Jour Sans Fin, ingérant à même la cafetière sa précieuse et sombre perfusion. Dans ce dialogue introspectif, solidaire et faussement laxiste, au fil d’une musicalité enivrante, la glose obscène s’efface pour qu’une intense sensation de véracité épurée et harmonieuse puisse s’extirper du cloaque. Et, dès lors, intronisés philosophes apaisés – en accord avec notre cadence interne et indicible –, nous pouvons nous lever de table et signifier à notre interlocuteur, par un entendu «bon, maintenant je dois y aller», qu’il est temps de prendre congé (la pause se termine comme dans le dernier tableau) pour improviser notre place dans la fanfare désordonnée du monde et se colleter tranquillement aux rouages impromptus de la caisse de réverbération terrestre.

 
 

F. Flament
18 Avril 2004

 

 

 

 

 

 

Damier âcre et formica satiné

Film américain de Jim Jarmusch (2003). Joyeuse enfilade de situations à la structure stéréophonique, où musique et langage se confondent, dialectisent et se consument dans les volutes d’une dimensionnalité ésotérique. Sortie française : le 7 Avril 2004.

Multimédias
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Le dossier de presse
Photographies (24)

Liens
Le site officiel français
Le film sur l'IMDB
Site Jim Jarmusch 1 / 2

Fiche technique
REALISATION, SCENARIO
Jim Jarmusch

MONTAGE
Jay Rabinowitz, Melody London et Jim Jarmusch

DIRECTEUR PHOTOGRAPHIE
Frederick Elmes, Robby Müller, Tom DiCillo et Ellen Kuras

INTERPRETES
Roberto Benigni (Lui-même)
Steven Wright (Lui-même)
Steve Buscemi (Lui-même)
Iggy Pop (Lui-même)
Tom Waits (Lui-même)
Cate Blanchett (Elle-même / Sa cousine)
Renée French (Elle-même)
Bill Murray (Lui-même)
Alfred Molina (Lui-même)
Meg White (Elle-même)

DECORS
Mark Friedberg, Tom Jarmusch et Dan Bishop
PRODUCTEURS
Joana Vicente et Jason Kliot
DUREE
96 minutes

PRODUCTION
Smokescreen, Inc. / Bac Distribution
 
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